Scorpions: la grande escroquerie des fermes à venin

 "Volume pour volume, le venin de scorpion est l'un des matériaux les plus précieux du monde. Il vous faudrait débourser 39 millions de dollars pour en obtenir un gallon (environ 3.8 litres)"
Dr. Richard Zare, Stanford University

 

Le venin de scorpion, de l'or liquide!? Pas si vite, c'est un peu plus compliqué que ça...

Une des substances les plus onéreuses du monde, plusieurs centaines de fois plus chère que l'or: le venin de scorpion, recherché par les scientifiques pour ses nombreuses vertus, se négocierait à des prix complètement fous. 

Au milieu des années 2010, ce factoid a secoué Internet comme un ouragan, et traînait toujours quelque part sur les réseaux sociaux, et même les médias d'information. Quand celui-ci arriva dans leur vie, de nombreux jeunes Iraniens, souvent appâtés par des "instituts" qui leur proposaient une formation pour se lancer dans le business du venin, cédèrent à l'appel de la Lorelei, et investirent toutes leurs économies dans des projets qui n'étaient en fait que poussière dans le vent. Le vent du changement commença à souffler quand des écologues Iraniens tirèrent la sonnette d'alarme sur l'ampleur de ce phénomène et ses dégâts sur l'environnement, ce qui attira l'attention des médias et conduisit, en 2019, à l'interdiction de cette pratique dans le pays. Trois ans après, alors que la fumée retombe, nous pouvons dresser le bilan de cet insolite épisode, conséquence dramatique d'un emballement extrême autour d'une information hors contexte. 

(Allez, on arrête les références à un certain groupe de hard rock allemand, sinon ça va vite devenir lourd.)

Les venins de scorpions: des armes redoutables qui peuvent sauver des vies

Les venins sont des substances complexes, constitués d'une variété souvent importante de molécules actives, et sélectionnés au cours de leur évolution par leur effet sur d'autres organismes vivants. Pas étonnant, donc, que ceux-ci présentent une incroyable diversité de composition et de fonctionnement, et soient d'un intérêt considérable pour la recherche scientifique. Les systématiciens utilisent la composition des venins, et les gènes impliqués dans leur production, pour étudier les relations de parenté entre populations ou entre espèces, et mieux comprendre leur évolution.
Cependant, c'est surtout du fait de ses potentielles applications pour la santé humaine que la recherche sur les venins de scorpions suscite l'intérêt.
Ces animaux étant, dans certaines régions, une cause fréquente d'accidents (dont une proportion très faible, mais qui représente tout de même près de 3000 personnes par an dans le monde, est mortelle) et donc une problématique de santé publique, l'étude des venins d'espèces médicalement importantes améliore la prise en charge des envenimations, offrant de nouvelles pistes de traitement.

Une étude de 2015 a démontré que le venin des Buthus occitanus de France était plus toxique pour les humains qu'on ne le pensait, ce qui permet de mieux anticiper les effets potentiels des (rarissimes) envenimations


Par ailleurs, les applications possibles de la recherche sur les venins de scorpions vont très au-delà du simple traitement des envenimations. Les études sur les toxines qui composent ceux-ci livrent régulièrement de nouvelles molécules d'intérêt pharmacologique considérable. Les venins de nombreuses espèces contiennent des toxines aux vertus antimicrobiennes, qui pourraient entrer dans la composition de futurs antibiotiques.
Les venins de scorpions de la famille des Buthidae contiennent des neurotoxines auxquelles les vertébrés sont sensibles, dont certaines présentent des propriétés analgésiques.
Néanmoins, c'est dans le traitement des cancers que l'on trouve les pistes de recherche les plus prometteuses et les plus explorées. Ainsi, une découverte majeure dans le domaine fut celle, dans le venin de l'espèce Leiurus quinquestriatus, de chlorotoxines qui se lient à des enzymes impliquées dans la métastase. D'autres molécules du venin de ce scorpion, et d'autres espèces de la famille des Buthidae, présentent également de nets effets cytotoxiques sur certains types de tumeurs, et constituent des pistes importantes dans le traitement du cancer du sein ou de la prostate.

Les venins de scorpions sont des substances très étudiées, qui offrent des perspectives de recherche variées, et porteuses d'espoir contre des pathologies graves et encore difficiles à combattre, comme les cancers ou les infections multirésistantes aux antibiotiques. Leur valeur scientifique est très grande, et leur étude en plein essor. De plus, seules quelques espèces ont vraiment fait l'objet de recherches approfondies sur la chimie de leur venin, et il est certain que l'avenir réserve encore d'importantes découvertes. 

Il est donc vrai que la demande de venin de scorpion pour la recherche scientifique n'a jamais été aussi grande qu'aujourd'hui, et devrait continuer à croître dans le futur.

Des prix exorbitants, pour un produit de niche

Bien entendu, les venins de scorpions ne sont pas les seuls qui intéressent la recherche. Les venins de serpents, d'araignées et même de cônes ont livré, et réservent sans doute encore, des découvertes tout aussi importantes sur le plan pharmacologique.

Certaines toxines issues du venin des cônes (Conus spp.) ont servi à élaborer des analgésiques très performants. (Attention: la piqûre de cette espèce, Conus ventricosus, est sans danger, mais d'autres sont extrêmement dangereuses. Ne touchez jamais un cône à mains nues!)
 

Les scorpions se démarquent toutefois sur deux plans. Par rapport à d'autres taxons comme les araignées, la recherche fondamentale sur leurs venins est à un stade plus avancé, la composition complète de celui de beaucoup d'espèces, au sein de plusieurs familles, étant connue en détail. Cet important socle de connaissance nourrit une prolifique recherche appliquée (sur l'utilisation possible des toxines découvertes par la recherche fondamentale). Il s'agit sans doute du groupe d'animaux venimeux qui suscite le plus d'intérêt en recherche appliquée, après, peut-être, les serpents. 

D'autre part, comparés aux serpents, les scorpions produisent très peu: la quantité de venin contenue dans les glandes d'un Leiurus quinquestriatus d'environ 7 cm est de l'ordre de 4 mg, et il n'en injectera, à chaque piqûre, qu'environ 0.06 mg. En comparaison, une vipère de Russel (Daboia russeli) adulte d'environ un mètre de long injecte en moyenne 63 mg de venin en une morsure, et le contenu total de ses glandes s'élève à près de 140 mg de venin. Sachant que, dans les deux cas, une personne prélevant le venin ne peut "traire" qu'un seul animal à la fois pour effectuer l'opération en sécurité, la production des scorpions sera forcément très inférieure (même en utilisant un dispositif automatisé permettant la "traite" de quatre scorpions à la fois).

Les venins de scorpions sont donc un matériau rare et difficile à produire, d'autant que la qualité de celui-ci est directement dépendante de celle des conditions d'élevage et des méthodes de "traite", ce qui rend d'autant plus difficile la production de masse.
C'est l'une des raisons pour lesquelles ces substances se négocient à des prix incroyablement élevés: actuellement (2021), le laboratoire français Latoxan, un des leaders du marché, vend du venin pur de différentes espèces du genre Androctonus pour environ 215€ les 10 mg, soit environ 415 fois le prix de la même masse d'or*. La chlorotoxine naturelle purifiée (issue du venin de Leiurus quinquestriatus), elle, se vend à 95€ les 100 µg, soit plus de 18000 fois le prix de l'or*!
Cependant, le taux de 39 millions de dollars par gallon, ou 10 millions par litre, que l'on retrouve un peu partout sur Internet, représente un maximum historique, atteint par le venin de Leiurus quinquestriatus, à une période où il était particulièrement étudié, et non un prix courant pour n'importe quelle espèce.

C'est sûr que, vu seulement sous cet angle, cela donne l'impression que quiconque ayant les moyens de fournir du venin de scorpion est promis à la fortune, même en proposant des tarifs plus compétitifs que ceux qui sont actuellement pratiqués. 

Néanmoins, il existe un second facteur derrière ces prix astronomiques, qui fera vite déchanter tout aspirant millionnaire qui voudrait se lancer sur ce marché: bien qu'elle soit en croissance, la demande en venin de scorpion est ridiculement restreinte.
Le marché total, toutes espèces confondues, ne s'élève qu'à quelques grammes de venin vendus par an. Quelques milligrammes de ces substances suffisent pour mener à bien un projet de recherche. Ainsi, Latoxan déclarait, en 2018, ne vendre qu'un total d'environ un gramme de venin de scorpions en un an, toutes espèces confondues. Ce fournisseur commercialise du venin par unités de 10 milligrammes.

L'équation est simple: la production de venin, et plus encore de toxines purifiées, est difficile, peu productive et parfois dangereuse, et requiert du matériel de pointe, lui aussi fabriqué en petite série, donc coûteux. Les fournisseurs, comme Latoxan ou Venomtech, doivent donc les vendre cher afin de pouvoir rentrer dans leur frais. D'ailleurs, la plupart des toxines animales se vendent à des tarifs similaires, parfois même encore plus élevés. Ce n'est pas, en soi, un problème pour les acheteurs: les quantités utilisées sont infimes, elles ne représentent donc jamais une dépense considérable.

Pour les études qui en nécessiteraient plus que quelques milligrammes, les laboratoires de recherche adoptent généralement la solution alternative, nettement moins onéreuse, d'acquérir et élever des scorpions vivants, afin de satisfaire eux-mêmes leurs besoins en venin.

La fabrication industrielle de produits à bases de toxines de scorpions, elle, ne s'appuie pas sur l'usage de venin naturel, bien trop rare et coûteux: ce sont généralement des analogues de synthèse qui sont utilisés à la place des toxines naturelles.

Le venin de scorpion est donc très loin d'être de l'or liquide; sa situation est plutôt celle d'un produit de niche, fabriqué à grands frais et en toute petite quantité, pour un marché extrêmement restreint. Son prix élevé doit donc être compris dans ce contexte particulier, et ne pas donner la fausse impression d'une substance très recherchée que l'on s'arrache à n'importe quel prix.

La ruée vers l'illusion

Malheureusement, remettre en contexte, c'est précisément ce que l'info-buzz des réseaux sociaux ne fait jamais. Cette information insolite a donc été massivement partagée sur de nombreuses plateformes, dans des vidéos ou des "tops", expliquant uniquement le prix (quand c'est expliqué!) par la rareté du produit.

Entre 2015 et 2018, le prix incroyable du venin des scorpions a fait le buzz; les conséquences ont été aussi inattendues que désastreuses


Bien entendu, l'info-buzz, dont le but est avant tout le divertissement et le partage massif, est le pire format possible pour se documenter: toutes les nuances nécessaires à une compréhension correcte passent à la trappe. En l'occurrence, la demande extrêmement faible, les importantes spécifications requises par les acheteurs au sujet du produit (l'espèce exacte, la localité où l'animal a été prélevé, la pureté du venin, son poids moléculaire, les toxines qui le composent...), et le fait que l'ensemble du marché soit déjà satisfait par les fournisseurs en place, ne sont jamais mentionnés. 

Malheureusement, ce tableau tronqué d'une situation complexe a suffi à donner à certains l'idée que le venin de scorpion pouvait rapporter gros. C'est ainsi que, dans des régions arides où les scorpions abondent et préoccupent, comme l'Afrique du Nord et le Moyen Orient, et particulièrement en Iran, des naïfs se sont lancés dans la mise en place de fermes de scorpions artisanales, afin de chercher à vendre du venin. Leur business naissant, et les sommes qu'ils espéraient en tirer, attira l'attention sur les réseaux sociaux, et même celle des médias nationaux Iraniens.

Le problème, puisque le venin est à peu près invendable, c'est qu'il n'y a grosso modo qu'une manière de rendre cette activité rentable: faire croire à d'autres qu'elle peut l'être. 
C'est ainsi qu'en Iran, principalement autour de l'année 2018, des "instituts" firent leur apparition, proposant des formations (payantes, bien entendu) pour apprendre à élever des scorpions, prélever et stocker leur venin, et le proposer à la vente. En plus de vanter le prix astronomique du venin au litre, au moins un de ces centres prétendait collaborer avec des fournisseurs internationaux renommés comme Latoxan ou Venomtech (information démentie par ces deux firmes) et promettait aux aspirants élèves qu'ils rentreraient dans leurs frais dès la première année grâce à la vente de leur produit. Sur sa page d'accueil, l'école en question faisait miroiter des prix de vente de 3500 à 5000€* par gramme de venin, et insistait sur la forte demande de ce produit sur le marché international. Cet institut allait même jusqu'à affirmer racheter du venin aux anciens élèves si besoin. Cependant, interrogée par un journaliste qui se faisait passer pour un potentiel futur élève, la manager de l'école a fini par avouer qu'ils n'avaient encore jamais racheté de venin, prétextant une pureté insuffisante du produit...

Un drame humain et écologique

Le profil type des victimes de cette arnaque: des hommes, généralement plutôt jeunes, au revenu modeste ou à la recherche d'un emploi, appâtés par la perspective d'une reconversion vers un métier intéressant et lucratif. 

Bien souvent, ces jeunes ont investi dans ce projet une partie substantielle, voire la totalité, de leurs économies. Outre le coût de la formation (l'école ayant fait l'objet de l'enquête de France 24 pratiquait des tarifs équivalents à environ 35€* pour deux jours) et celui du cheptel initial de scorpions, vendu par l'école (470 à 590€* environ pour 1000 scorpions), il faut ajouter le coût, nettement plus conséquent, de l'infrastructure et du matériel d'élevage, et surtout celui du matériel nécessaire à l'extraction et au stockage du venin, ainsi que de son conditionnement pour la vente. Au total, les frais de "lancement" représentent plusieurs milliers d'euros, dans un pays où le salaire minimum mensuel équivaut à environ 273€ (taux officiel*, janvier 2022), et où le coût de la vie est très élevé.

Ainsi, de nombreux Iraniens, dupés par ces "instituts", se sont retrouvés en grande difficulté financière, avec des dizaines de millions de Tomans investis dans un projet illusoire, et, en prime, avec des milliers de scorpions sur les bras. En 2018, année qui constitue l'apogée de l'affaire, environ 45 plaintes auraient été déposées contre ce type "d'écoles". 

Évidemment, l'amateurisme, voire parfois la clandestinité, de ces fermes d'élevage, s'accompagne des problèmes de sécurité que l'on peut aisément imaginer. Plusieurs cas ont ainsi fait les titres de la presse nationale en Iran, et ont même figuré dans la presse scientifique, comme le démantèlement d'une ferme clandestine de 12000 scorpions dans un appartement de la ville de Machhad, ou celui d'un enfant piqué par un scorpion échappé des bagages d'un homme qui en transportait 2000 dans un bus.

 
Cette image, tirée d'une vidéo souvent incorrectement titrée "nid de scorpion dans le jardin de quelqu'un", montre en fait beaucoup plus probablement une ferme d'élevage en extérieur, aux conditions de sécurité pour le moins douteuses. L'origine exacte de la vidéo est difficile à retracer, mais serait vraisemblablement au Pakistan. (source image: Reddit)

L'ampleur exacte qu'a eu ce phénomène est difficile à évaluer, particulièrement depuis l'étranger, mais certains médias d'Iran estimaient en 2018 que près de 50 000 personnes auraient suivi ces "formations".  Il est évident que le nombre de fermes montées, même pendant un temps bref, par les victimes de ces arnaques, est probablement très inférieur à ce chiffre. Cependant, même si le nombre réel d'élèves ayant suivi la formation était beaucoup moins élevé, et même si seulement un "élève" sur dix était allé jusqu'à la concrétisation partielle de son projet, on parlerait déjà de plusieurs milliers de fermes, chacune hébergeant plusieurs milliers de scorpions.
Avec ce simple petit calcul, basé sur des estimations probablement très en-dessous de la réalité, on commence à prendre conscience d'une autre facette dramatique du problème: le braconnage.

Pour approvisionner les "écoles" et les "élèves", le trafic de scorpions a fleuri.
Qu'on se le dise, le braconnage des scorpions et d'autres arachnides spectaculaires (mygales, solifuges, amblypyges), n'est malheureusement pas un problème nouveau, ni une conséquence du seul épisode dont nous parlons ici. Même si la communauté terrariophile est principalement composée de gens soucieux de l'éthique et du bien-être de leurs animaux, et de l'avenir des espèces qui les passionnent, les prélèvements sauvages d'arthropodes pour le marché des animaux de compagnie sont malheureusement une réalité. Les espèces les plus touchées par cette dérive sont les "perles rares" nouvellement arrivées sur le marché et encore peu reproduites en captivité, ou les animaux qui se reproduisent très mal hors de leur habitat naturel, comme les solifuges.
Encore moins excusables sont les prélèvements d'arachnides et d'insectes capturés pour être vendus, sous forme de spécimens secs ou coulés dans de la résine synthétique, comme souvenirs ou comme curiosités. Nimbés de symbolisme, les scorpions sont de grands favoris de cette industrie.

Majoritairement produites en Asie, les babioles à base de vrais scorpions coulés dans de la résine synthétique sont vendues partout dans le monde

Cependant, même si son impact réel est mal quantifié et probablement sous-estimé, le braconnage à destination de ces marchés est un problème de second plan à l'échelle de la classe des Arachnides, et plutôt restreint à certaines espèces particulièrement recherchées. La destruction et la modification de leur habitat reste la principale menace qui pèse sur les araignées et les scorpions, et mène malheureusement de nombreuses espèces vers l'extinction, dans un climat d'indifférence, voire de complaisance, générale.

Opistophthalmus leipoldti, une espèce endémique du Cap Occidental, très menacée, non pas par le braconnage, mais par la perte de son habitat.


Avec le boom des fermes à venin, en revanche, la demande de scorpions vivants, en très grand nombre, a soudainement fait du braconnage une menace immédiate et pressante dans certaines régions. Pour fournir cette industrie rapidement et à faible coût (les "écoles" Iraniennes les achetaient pour 17 à 40 centimes d'euros par spécimen), le prélèvement sauvage et le trafic ont explosé en Iran et dans les pays frontaliers comme le Pakistan. La présence de nombreux scorpions d'Afrique et d'Asie du sud-est, comme les Pandinus spp. d'Afrique de l'Ouest, sur le marché Iranien, indique aussi l'existence de circuits de trafic plus longs, probablement dérivés de ceux alimentant déjà le marché des NAC. 

Cela peut paraître inattendu, étant donnée leur effrayante réputation, mais les scorpions, même les plus dangereux, sont en fait des animaux faciles à capturer (pour qui sait comment faire), et leur tégument fluorescent sous la lumière ultraviolette les rend aisément repérables.

Le tégument des scorpions est fluorescent sous la "lumière noire" (UV-A), ce qui les rend très visibles


Ainsi, un braconnier équipé d'une simple petite lampe à lumière noire peut facilement "nettoyer" une zone de plusieurs hectares de tous ses scorpions en une seule nuit de chasse, ramassant des centaines, voire des milliers d'animaux.
Beaucoup d'espèces de scorpions ont des exigences très fines en matière d'habitats (un certain type de sable et/ou de végétation, par exemple) et des aires de répartition très restreintes. L'Iran compte de nombreuses espèces endémiques, voire micro-endémiques (des espèces qu'on ne trouve que dans une partie minuscule de ce pays). Un prélèvement massif dans une région peut donc aisément, et en très peu de temps, conduire à l'extinction pure et simple d'une espèce dans la nature. 

Ce braconnage à grande échelle n'a pas mis que les scorpions en danger. Ces prédateurs nocturnes de taille moyenne, très abondants, sont d'indispensables auxiliaires de l'agriculture; ils jouent un rôle très important dans la régulation d'insectes pouvant ravager les cultures quand ils pullulent, comme les criquets, les papillons et leurs chenilles, ou les termites. Dans les milieux arides, les scorpions sont un maillon central de la chaîne trophique, comme prédateurs mais aussi comme proies pour toutes sortes de vertébrés: rongeurs, petits Carnivores, lézards, et de nombreux oiseaux. Sans les scorpions, c'est tout l'écosystème du désert qui risque l'effondrement.

 En 2018, le phénomène devenant sérieusement inquiétant, Alireza Shahrdari, un professionnel de la conservation travaillant pour le Département de l'Environnement, et l'arachnologue Alireza Zamani, furent parmi les premiers à alerter le public via les réseaux sociaux et la presse nationale. Leurs appels trouvèrent écho auprès de la presse internationale et de la communauté scientifique, et firent réagir le gouvernement Iranien. Début 2019, l'élevage, la capture et l'exportation de scorpions furent interdits par la loi Iranienne, ainsi que les formations pour se lancer dans ces activités. Pour les escrocs, qui exploitaient des lacunes de la loi, c'est la fin de l'âge d'or; l'ensemble de leur activité est maintenant illégale. 

Malheureusement, ce n'est pas le cas partout dans le monde, et le factoid présentant le venin de scorpion comme un filon d'opportunité circule encore sur les réseaux. La presse publie encore des success stories de cas isolés qui semblent, envers et contre tout, avoir réussi dans ce business, et, comme en Iran au début de l'affaire, de jeunes entrepreneurs qui espèrent percer. Il est hautement probable que la situation de l'Iran se reproduise ailleurs dans le futur. Le seul moyen d'éviter, ou du moins de minimiser le risque de voir l'histoire se répéter, est d'informer un maximum sur l'importance des scorpions dans les écosystèmes, sur l'absence de débouchés dans le marché du venin, et sur la nature frauduleuse des "instituts" qui promettraient un enrichissement rapide grâce à cette activité.

*cours de l'or au 27 janvier 2022 à 20h15

*Il existe, en Iran, plusieurs taux de change, qui diffèrent en fonction des produits échangés. Alors que le taux officiel, qui ne s'applique qu'à une liste limitée de produits de base, correspond à 42000 Rials pour un dollar, le taux libre, au 19 janvier 2022, correspond à environ 267000 Rials pour un dollar (309000 pour un euro). C'est principalement le taux libre qui influence la vie quotidienne des Iraniens. En raison de ces taux multiples et des fluctuations importantes durant et depuis l'année 2018, avec le durcissement des sanctions américaines contre l'Iran, l'équivalence euro-Rial mentionnée dans l'article de France 24 diffère de celle que l'on obtient en convertissant au taux officiel, et aussi de celle que l'on obtient en convertissant au taux libre actuel. De plus, au quotidien, c'est le Toman (10 Rials), et non le Rial, qui est couramment utilisé comme unité monétaire. Afin de simplifier au maximum le propos (et de minimiser le risque de donner des informations erronées ou périmées), seuls les équivalents en euros, à l'époque des faits, ont été conservés ici.

Les références sont intégrées au texte; les mots en vert sont cliquables et vous redirigeront vers les sources.

Les mots en vert et en gras sont cliquables et vous enverront vers un glossaire où ils sont définis. 

Sauf mention contraire (source entre parenthèses), je suis l'auteur des images illustrant ce blog, qui ne sont pas libres de droit




Commentaires

  1. Waouh! Une fois de plus, une publication passionnante!!!
    Outre le style toujours aussi prenant, la valeur scientifique est indéniable.
    Benjamin continue ton combat contre la désinformation scientifique. Elle produit des désastres que les stupides lanceurs d'informations à sensations ne sont même pas capables d'envisager tant ils sont incultes sur le plan scientifique...
    BRAVO pour cette démonstration finement argumentée.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire