Spider Tales 6 : Venin, danger, et sémantique

A Pr. Max Goyffon (1935 - 2020), très grande figure de la venimologie, dont les ouvrages et les cours ont été à la fois une inspiration majeure et une ressource inestimable pour cet article.

Presque toutes les araignées, à l'instar de cette mygale (Harpactira sp.) sont venimeuses. Cela vous effraie? Lisez la suite.

"C'est [le poisson-pierre] l'animal le plus venimeux des fonds marins" (Documentaire de National Geographic sur le poisson-pierre)
"Son venin [la veuve noire] est quinze fois plus toxique que celui de certains crotales" (Documentaire de National Geographic sur "la" veuve noire)

Venimeux: des articles de presse aux documentaires, ce mot est partout quand on parle de certains animaux; et il fait peur. Que ce soit pour un serpent, une araignée, un scorpion ou autre, l'emploi de ce terme met généralement l'emphase sur le danger que la bête représente, et évoque dans notre esprit des images d'horribles lésions nécrosées, de paralysies rampantes, ou de personnes en parfaite santé qui s'effondrent après une imperceptible piqûre...
Pourtant, la réalité zoologique est toute autre: il existe beaucoup plus d'espèces venimeuses que vous ne le pensez, et seule une toute petite partie d'entre elles présente un danger (souvent minime) pour notre espèce.

1. Venimeux: qu'est-ce que ça veut (vraiment) dire? 

Lorsque l'on cherche une définition de "venimeux", on se trouve vite un peu confus. La plus fréquente, que l'on entend dans la plupart des sources de vulgarisation scientifique (surtout anglophones ou traduites de l'anglais), qui est en outre celle du dictionnaire de Wikipédia, est "qui a du venin et un moyen de l'injecter". Si un organisme vivant peut injecter une substance toxique, il est venimeux. Si la substance qu'il produit doit être absorbée pour faire effet, il est vénéneux. Simple, non? Trop simple?
Certains dictionnaires ne s'arrêtent pas là: dans le Larousse, on  peut lire: "se dit parfois d'animaux ou de plantes dont le venin n'est pas injecté mais dont le contact peut irriter ou intoxiquer". Aïe. Ça a failli être simple.
Une troisième définition est proposée par le Larousse: "qui contient, qui peut sécréter du venin".
Le venin: c'est ce qui semble, en définitive, plus que le mode d'administration, définir la différence entre "venimeux" et "vénéneux".
Pour ce terme, dans les sources précédentes, on ne trouve presque que des définitions qui en font un synonyme de "poison"; pourtant, dans les ouvrages spécialisés comme "La Fonction Venimeuse", on trouve une nuance ténue mais importante, qui rejoint la troisième définition du Larousse: "des substances complexes produites par sécrétion"¹.

C'est dans cette complexité et cette sécrétion active que résident les différences entre venimeux et vénéneux.
Un venin est constitué de toxines et d'autres substances qui réagissent entre elles et/ou avec l'organisme-cible. Ces substances sont produites ensemble, par le même appareil de sécrétion (souvent constitué de différentes unités sécrétant différents composants), et utilisées ensemble, soit avec un appareil vulnérant (on parle d'animal venimeux actif), soit sans (venimeux passif)¹.

Si la substance nocive produite ou utilisée par l'organisme est récupérée ailleurs et stockée dans ses tissus (cas des criquets du genre Dictyophorus, par exemple), ou s'il s'agit d'un cocktail de toxines fabriquées diffusément, et non avec un appareil de sécrétion spécialisé (cas des champignons), ledit organisme est vénéneux, mais pas venimeux¹.

Notez que, dans la langue anglaise, la distinction entre "vénéneux" et "venimeux passif" n'existe pas vraiment. "Venomous" y est synonyme de venimeux actif, et "poisonous" de vénéneux ou venimeux passif. Comme énormément de documentaires animaliers distribués dans les pays francophones sont des productions anglo-saxonnes, cela donne lieu à d'innombrables approximations et erreurs de traduction en langue française, où les choses ne sont pas aussi simples.

La dernière caractéristique définissant le venin, par rapport à d'autres substances biogènes (issues d'activité biologique) est l'usage¹: un venin est produit pour être utilisé contre un autre organisme vivant, soit de manière offensive (neutraliser une proie pour s'en nourrir), soit défensive (repousser ou neutraliser un attaquant), sachant qu'un usage n'exclut pas nécessairement l'autre.

Ce scorpion a injecté à sa proie le produit de sa glande à venin, à l'aide d'un appareil vulnérant (son dard): il est venimeux actif.
 
Les crapauds (ici Sclerophrys sp.) ont de volumineuses glandes situées derrière la tête, qui sécrètent un venin que ces animaux font sourdre à la surface de leur peau pour se défendre, sans être dotés de quoi que ce soit pour l'injecter: ils sont venimeux passifs.

Cet étonnant criquet moussant africain (Dictyophorus spumans) stocke dans son hémolymphe et ses tissus des toxines qu'il ne produit pas, mais qu'il tire des plantes vénéneuses dont il se nourrit. Il n'est donc pas venimeux, mais on peut le qualifier de vénéneux.

2. Diversité des venins

A cause de leur complexité, les venins sont susceptibles d'évoluer à des niveaux multiples: chimie de chaque substance composante et (par conséquent) des réactions entre ces composantes, chaînes de sécrétion, cellules et glandes impliquées dans la synthèse des venins, appareils venimeux... Sont autant de mécanismes, participant à la production ou à l'usage du venin, pouvant être affectés par des mutations génétiques. En résulte une extrême diversité de ces substances, parfois même au sein d'une seule espèce. Cette diversité fait des venins un sujet d'étude privilégié pour les biologistes, qui s'intéressent notamment à leur évolution moléculaire et à l'utilité des relations inédites qu'ils révèlent pour la classification et l'étude de l'évolution des espèces (en plus de leur intérêt évident en pharmacologie).
A cause de leur rôle souvent primordial dans les interactions entre organismes (prédation, défense), les venins sont, par ailleurs, souvent à la fois causes et sujets d'une importante pression de sélection: efficacité sur la ou les espèces-cibles, et résistance de celles-ci au venin en question.

De nombreuses espèces qui interagissent régulièrement avec des animaux venimeux, comme proies ou comme prédateurs, sont résistantes ou immunisées contre certains venins: mangoustes, hérissons, hamsters et écureuils terrestres en sont de célèbres exemples. Ainsi, la mangouste ichneumon (Herpestes ichneumon) est connue depuis l'antiquité pour être capable, comme d'autres mangoustes, de survivre à des morsures de serpents venimeux qui tueraient d'autres mammifères de masse similaire. Alors qu'elle est véritablement immunisée (c'est-à-dire que son sérum sanguin est capable de neutraliser le venin) contre certaines espèces de serpents comme la vipère de Palestine (Daboia palaestinae), elle ne l'est pas pour d'autres, comme les cobras; en revanche, elle est capable de résister, par des mécanismes encore mal identifiés, à des doses très importantes de ces venins. Contrairement à une croyance répandue, hérissons² et mangoustes ne sont pas de grands chasseurs de serpents. Les combats entre ces animaux sont généralement provoqués et mis en scène par des humains; dans la nature, les mangoustes n'attaquent que très occasionnellement les serpents. Les rencontres se produisent le plus souvent fortuitement, ces mammifères partageant les mêmes habitats et cachettes qu'eux.
En revanche, hamsters et écureuils terrestres sont activement chassés par les serpents. Être capables de résister à leur venin est donc, pour ces rongeurs, un avantage crucial pour échapper à leurs prédateurs.

La morsure du cobra du Cap (Naja nivea) tue aisément  un lapin et peut être mortelle pour l'Homme, mais pas pour la mangouste jaune (Cynictis penicillata), pourtant plus légère qu'un lapin

Les prédateurs venimeux, eux, sont soumis à la contrainte inverse: leurs venins doivent être aussi efficaces que possible sur les organismes-cibles, tout en ayant une sécrétion aussi économe en énergie que possible. Les prédateurs généralistes ont accès à un plus grand panel de proies potentielles. Cependant, chasser une grande variété de proies suppose d'avoir un venin efficace sur de nombreuses cibles aux sensibilités différentes, donc constitué d'une grande diversité de substances, et en doses relativement importantes. Cette production est donc coûteuse en énergie. A l'inverse, les venins des prédateurs spécialistes d'un type de proies particulier n'évoluent qu'en fonction de la sensibilité de ces proies-là: la complexité et les doses, et donc la dépense d'énergie, peuvent être moindres. En revanche, le panel de cibles potentielles sera plus limité, ce qui peut être un handicap si celles-ci se raréfient.

Chez les araignées, par exemple, il existe une grande diversité de modes de prédation; certaines sont des généralistes, alors que d'autres sont spécialistes, chassant préférentiellement ou uniquement certains types de proies. Les généralistes ont, proportionnellement, de plus grandes glandes à venin, et des venins plus complexes que les spécialistes, dont le venin est optimisé et sélectionné pour agir sur un type de proie particulier. La morsure d'une Mimetidae (prédateurs obligatoires d'autres araignées), par exemple, foudroie les plus petites de ses proies en 1 à 5 secondes, et les plus grandes en moins de 15s! En revanche, leur venin étant excessivement spécialisé, et la capacité de leurs glandes étant faible, elles ne s'attaquent pas à d'autres types de proies, et seraient vraisemblablement incapables de les envenimer efficacement.

Les Mimetidae sont hautement spécialisées dans la capture d'autres araignées, particulièrement des Araneidae et des Theridiidae

3."Très venimeux" ne veut rien dire!

Comme le montrent les exemples ci-dessus, l'expression "très venimeux(se)", excessivement répandue, autant en langue anglaise que française, n'a pas beaucoup de sens.
D'abord parce que "venimeux" signifie "qui produit et utilise du venin", sans que cela ait à voir avec la toxicité de celui-ci : soit on l'est, soit on ne l'est pas.
Ensuite, parce que la toxicité est une notion relative. Comme on l'a vu plus haut, les venins sont sujets et moteurs de sélection; ils sont donc souvent très toxiques pour un groupe d'animaux en particulier, moins pour d'autres. Alors que leur venin est hautement toxique pour les araignées, personne ne se hasarderait à dire que les Mimetidae sont "très venimeuses", car il s'agit, sur l'Homme, d'une arme inopérante.
Aucune des définitions de "venimeux" n'a quoi que ce soit à voir avec une notion de danger pour notre espèce. Ce n'est donc pas parce que le venin d'un animal a peu ou pas d'effet sur un autre (y compris un humain) que cela remet en cause sa classification comme espèce venimeuse. Ce n'est pas non plus parce que le venin d'un animal sera plus toxique que celui d'un autre pour une espèce-cible donnée que le premier sera "plus venimeux" que le second.
Par ailleurs, dire d'un venin qu'il est "très/moins/plus toxique (qu'un autre)" n'a pas plus de sens, si l'on ne précise pas pour quelle espèce (même s'il s'agit généralement, quand ce n'est pas précisé, de la nôtre).
C'est quelque chose qu'il est important de garder à l'esprit lorsque l'on lit des phrases du type "le venin de la veuve noire est quinze fois plus toxique que celui de certains crotales" ou des comparaisons de LD50.

 4. La LD50: une mesure objective de toxicité? 

La LD50 est une donnée qu'affectionnent les médias de "science buzz" pour faire des comparaisons à la pertinence souvent douteuse, ou insister sur la toxicité du venin de tel ou tel animal. C'est sur cette mesure que sont basées les affirmations comme celle citée plus haut au sujet de la veuve noire, et, plus généralement, les comparaisons de différentes substances toxiques. La LD50 (pour "Lethal Dose 50"; on trouve souvent DL 50 en français) est la dose minimale (en mg/kg d'animal) nécessaire pour tuer 50% des individus d'une population-test (le plus souvent des souris)¹. Elle vise à comparer, de manière standardisée, la toxicité  de différentes substances, au-delà des effets souvent très différents qu'elles peuvent avoir, en mesurant la létalité de celles-ci. En gros, plus la LD50 est faible, plus la substance est toxique pour l'organisme testé.
Par contre, pour les raisons évoquées en 2. et 3., il est très important de rappeler que la LD50 donne une mesure de létalité pour la souche animale testée. Même si cela peut donner un ordre d'idée de sa toxicité pour l'Homme (raison pour laquelle ces mesures sont utilisées, souvent sous des formes plus éthiques, dans les premières phases de recherche pharmaceutique), il ne faut pas oublier que la sensibilité d'une souris à une substance n'est pas forcément la même que celle d'un humain. La robustoxine (ou 𝛿-atracotoxine), par exemple, principale toxine active du venin de l'araignée Atrax robustus, est  beaucoup plus toxique pour les primates que pour les souris. L'α-latrotoxine, toxine majeure du venin des Latrodectus sp. (veuves noires), est très peu toxique pour les grenouilles (LD50 sous-cutanée 150 fois plus élevée que pour la souris!) et beaucoup plus létale pour le cochon d'Inde (0.1 mg/kg) que pour la souris (0.9 mg/kg), alors que ces deux derniers sont bien plus proches entre eux qu'une souris ne l'est de l'Homme. L'extrapolation a donc ses limites.
De fait, comparer la toxicité de poisons différents testés sur des espèces animales différentes n'a pas beaucoup de sens¹. Par ailleurs, pour une même substance et un même modèle animal, le mode d'administration (injection intraveineuse, sous-cutanée, intrapéritonéale, etc) influence énormément la LD50. Pour le venin de Crotalus oreganus, sur un même modèle (souris), la LD50 sous-cutanée est 79 fois supérieure à la LD50 du même venin injecté en intraveineuse! 
Enfin, cette mesure ne donne aucune information sur les effets du venin, ni sur la dose que l'animal qui le produit peut injecter (une veuve noire peut injecter 5 à 10 μg de venin par morsure, alors que Crotalus atrox en injecte jusqu'à 1000 mg!); elle ne permet donc absolument pas de prédire les conséquences que peut avoir une envenimation en situation réelle.

A part faire peur, dire que le venin de la veuve noire est quinze fois plus toxique que celui de certains crotales ne sert donc pas à grand-chose, et cette affirmation n'a aucune valeur scientifique en soi; en fait, sans plus d'informations, elle ne veut rien dire du tout!

"Un venin quinze fois plus toxique que celui de certains crotales"? De quels crotales? Pour quel modèle animal? Avec quel mode d'injection? Parle-t-on de l'α-latrotoxine pure ou du venin dans son ensemble?

5.Venin et danger: des notions indépendantes

Dans le langage courant, le terme "venimeux" est presque toujours porteur de notions de danger et de menace contre l'Homme. Pourtant, comme nous l'avons déjà vu plus haut (voir 3.), le fait qu'un animal soit venimeux ou pas n'a rien à voir avec sa capacité à nous nuire. La plupart des animaux venimeux ne représentent d'ailleurs pas de danger pour l'Homme, qu'ils puissent ou non se servir de leur appareil sur un humain¹. Les exemples fourmillent: coraux, pseudoscorpions, salamandres et tritons, myriapodes diplopodes... Sont à la fois venimeux et inoffensifs pour notre espèce.

Très petits, les pseudoscorpions ont un appareil venimeux au niveau des pinces, qui leur permet de neutraliser leurs minuscules proies; ils sont, cependant, incapables de s'en servir sur des animaux bien plus gros qu'eux

Les couleuvres aquatiques européennes (genre Natrix) en sont un cas particulièrement parlant. Aglyphes (sans crochets) et totalement inoffensifs pour l'Homme, ces serpents ont longtemps été vus comme non venimeux.
Ils sont toutefois dotés d'une glande sur la mâchoire supérieure, la glande de Duvernoy, dont les sécrétions sourdent en continu et se mélangent au reste de la salive. Ces sécrétions sont toxiques pour leurs proies (poissons et amphibiens) même si elles sont peu létales pour la souris (LD50 intraveineuse: 25 mg/kg). Contrairement à la "vraie" glande à venin des serpents "venimeux au sens strict", leur glande de Duvernoy n'est cependant pas entourée de muscles, et ne peut donc pas être compressée pour libérer son produit d'un coup lors de la morsure, comme le font ces derniers (munis d'une glande musculeuse débouchant sur un canal). Étant dotés d'une glande sécrétant du venin, ces couleuvres sont donc aujourd'hui considérées comme des animaux venimeux¹, même si elles sont incapables de l'injecter comme le font les serpents "venimeux au sens classique", et n'entrent donc pas dans la définition traditionnelle de "serpent venimeux".

La couleuvre vipérine Natrix maura, un serpent aglyphe totalement inoffensif pour l'Homme, mais doté d'un appareil venimeux.

Même chez les serpents "venimeux au sens classique", c'est-à-dire dotés de crochets à venin et d'une glande venimeuse, beaucoup d'espèces sont incapables de causer des envenimations sérieuses sur des humains. Bien que de nombreuses espèces de "couleuvres" (ex-Colubridae, aujourd'hui divisée en plusieurs familles dont le découpage est encore débattu) soient dotées d'un appareil venimeux fonctionnel et de crochets, très peu sont capables d'envenimations dangereuses, même si un petit nombre d'espèces le sont (le boomslang Dispholidus typus en est un célèbre exemple). Chez les serpents comme chez les autres animaux, venimeux ne veut pas forcément dire dangereux.

Venimeux et doté de crochets, ce serpent-fouet du Karoo (Psammophis notostictus) est cependant inoffensif pour l'Homme³








Causus rhombeatus, une vipère africaine dont la morsure peut être douloureuse, mais pas mortelle, et assez rarement grave³

(Attention: tout ce qui suit s'applique uniquement sur le terrain, aux serpents en liberté. En captivité, où l'espace restreint empêche la fuite de l'animal et limite le rayon d'action du soigneur, où les serpents sont habitués à la présence humaine, et où celle-ci va de pair, pour l'animal, avec un nourrissage, les conditions dans lesquelles les interactions ont lieu sont totalement différentes. La dangerosité potentielle d'un spécimen captif n'a donc rien à voir avec celle d'un individu de la même espèce rencontré dans la nature)

Dans le cas des serpents susceptibles de causer des envenimations mortelles, la capacité à injecter aisément de larges doses d'un venin hautement toxique pour notre espèce n'implique pas non plus forcément beaucoup de décès humains. Les Elapidae australiens comptent plus de 80 espèces dans une vingtaine de genres. C'est la famille de serpents la plus diversifiée du pays, connu pour être le seul endroit du monde où l'on trouve plus d'espèces de serpents venimeux (au sens strict) que non venimeux. Une particularité des Elapidae australiens, qui les rend célèbres, est de compter les espèces "les plus venimeuses" (même si on a vu que ce terme ne veut pas dire grand-chose) du monde.
Pourtant, curieusement, l'Australie est l'une des zones de la planète qui comptent le moins de cas de morsures de serpents, et le moins de décès par morsures de serpents chaque année: entre 2 et 4 morts par an pour 1100 à 1200 morsures en moyenne, soit moins de morsures et de décès qu'en Europe occidentale!

Cette étonnante statistique démontre un fait primordial sur les espèces venimeuses: quand on parle de son importance en termes de santé publique, la toxicité de son venin et la capacité de l'animal à en injecter des quantités fatales importent peu face aux autres paramètres.
Avec une densité de population de 3.3 habitants par kilomètre carré, l'Australie est l'un des endroits les moins densément peuplés du monde. L'immense territoire vide qui constitue le centre du pays, et qui représente aussi l'essentiel de l'aire de répartition de beaucoup des grands Elapidae célèbres pour leur venin (Oxyuranus microlepidotus, Pseudonaja textilis, Pseudechis australis) ne compte que peu de personnes susceptibles de les rencontrer. L'importance de la faible population humaine dans ce tableau est montrée par le nombre de morsures pour 100 000 habitants, qui, s'il reste faible (4 à 5/100 000) est proportionnellement plus élevé qu'en Europe occidentale (0.74-1.61/100 000), où les morsures sont plus nombreuses, mais où la population est beaucoup plus dense qu'en Australie. D'ailleurs, l'expansion urbaine semble corrélée à une légère augmentation des accidents depuis les années 2000.
D'autre part, ces grandes espèces d'Elapidae sont des serpents alertes et rapides, qui évitent l'Homme et vont généralement fuir à son approche. Ainsi, le taïpan du désert (Oxyuranus microlepidotus), régulièrement brandi comme "le serpent le plus venimeux du monde", est un habitant rare et discret de l'Outback, qui n'est à l'origine d'aucun décès humain connu.
Enfin, une prise en charge médicale efficace et des antivenins facilement disponibles permettent de sauver la plupart des personnes mordues par des serpents venimeux en Australie (taux de décès pour 100 000 habitants pratiquement identique à celui de l'Europe occidentale).
L'essentiel des morsures de serpents australiens sont en fait des cas où l'animal a été saisi ou attaqué par un humain, et s'est défendu; en effet, bien que cet acte soit illégal dans ce pays (en France aussi, d'ailleurs), les serpents y sont, comme ailleurs, férocement persécutés. Il est toutefois possible que cette protection contribue à minimiser les conflits serpents/humains, en dissuadant certaines personnes de les agresser.

De l'autre côté du spectre, on retrouve des serpents dont le venin est loin du "top 10" des LD50 les plus basses, mais impliqués dans un nombre considérable d'accidents chaque année, comme les échides (Echis spp.), la vipère de Russell (Daboia russelii) ou la vipère heurtante (Bitis arietans). Ces vipères sont considérées comme étant parmi les plus dangereuses du monde. Les Echis spp. d'Asie et d'Afrique, en particulier E. carinatus, sont les serpents à l'origine du plus grand nombre d'envenimations et de décès dans le monde. Bitis arietans est très souvent citée comme étant à l'origine de plus de morsures et de morts en Afrique subsaharienne, une des régions du monde les plus affectées par les morsures de serpents, que tous les autres serpents africains réunis.

La vipère heurtante (Bitis arietans), considérée comme le serpent le plus dangereux d'Afrique.

Même si cette réputation est potentiellement un peu exagérée, il s'agit, de loin, du serpent africain impliqué dans le plus grand nombre d'accidents³. La vipère heurtante a une très large répartition, qui s'étend du Maroc au Cap de Bonne-Espérance (n'évitant que la partie la plus dense de la forêt d'Afrique centrale), qui inclut des régions fortement peuplées comme le Nigeria, et surtout des pays dont une forte proportion de la population est rurale. Grande consommatrice de rongeurs, qui abondent dans les zones agricoles, elle peut être attirée près des fermes et cultures par leur présence. Bien qu'elle ne soit pas agressive, c'est un serpent lent et sédentaire, qui s'immobilise et compte sur son camouflage en cas de dérangement, mais frappe promptement s'il est touché ou saisi. Cela conduit malheureusement à beaucoup d'accidents avec des personnes qui marchent dessus (parfois pieds nus) par inadvertance. Étant donné que les conflits entre humains et serpents sont nombreux dans cette partie du monde, et que les serpents sont très souvent agressés lors des rencontres, une partie des morsures se produit également dans ce cadre, d'autant que la lenteur apparente de cette vipère peut amener à sous-estimer la portée et l'étonnante rapidité de ses frappes. Même si une envenimation par une vipère heurtante présente moins de risques d'être fatale que celle d'autres serpents de la région comme le cobra du Cap (Naja nivea) ou le mamba noir (Dendroaspis polylepis), le risque d'être mordu par cette espèce plutôt que par une autre est nettement plus élevé. Elle pose donc un plus grand problème de santé publique, plus encore à cause des effets souvent très graves (nécroses, coagulopathies) de son venin cytotoxique, pouvant mener à une invalidité permanente, même dans les cas d'envenimations non fatales. Ce sont des conditions similaires qui rendent  d'autres Viperidae, comme les Echis spp., les Daboia spp. d'Asie ou les Bothrops spp. d'Amérique latine, très dangereux également: pas (seulement) leur venin, mais avant tout un mode de vie qui favorise les interactions conflictuelles avec les populations humaines.

Les fers-de-lance (Bothrops spp.) d'Amérique latine sont impliqués dans un grand nombre d'accidents, à cause de leur camouflage et de leur tendance à souvent rester immobiles au lieu de fuir en cas de danger (photo: Jérémie Lapèze)

Par conséquent, la toxicité surmédiatisée du venin de certains serpents (en particulier les Elapidae australiens) par les médias à sensation ne doit pas vous tromper: cela n'en fait pas les serpents les plus dangereux, et d'autres espèces au venin nettement moins toxique pour l'Homme peuvent l'être beaucoup plus.


Le venin du boomslang (Dispholidus typus) cause de très graves hémorragies chez l'Homme, mais les morsures sont très rares et surviennent généralement lors de manipulations.

Une morsure/piqûre très dangereuse n'implique donc pas forcément que l'animal lui-même est très dangereux. En conditions réelles, les facteurs socioéconomiques (densité de population humaine, ruralité, accès aux soins), le risque de rencontre conflictuelle entre un humain et l'animal, et la propension de cet animal à se servir de son venin en cas de conflit, conditionnent beaucoup plus sa dangerosité que la toxicité de son venin et la quantité qu'il peut en administrer.

6. Araignée venimeuse: un pléonasme!

Arrivés jusque là, cette information ne devrait normalement plus vous faire peur: les araignées sont presque toutes venimeuses. La perte de l'appareil venimeux n'est démontrée que dans la famille des Uloboridae, et chez une sous-famille (Holarchaeinae) des Anapidae. Cela représente un peu moins de 300 espèces d'araignées, sur plus de 50000 décrites.

les Uloboridae (à g. Hyptiotes akermani, à d. Uloborus plumipes) sont la seule famille d'araignées dépourvues de venin.

Cela veut dire que pratiquement toutes les araignées, des épeires de nos jardins aux énormes Theraphosa spp. d'Amazonie, sont des animaux venimeux actifs. Quand un média dit "araignée venimeuse", c'est donc un pléonasme (et un signe que l'auteur ne sait pas grand-chose sur les araignées, ou même sur la zoologie en général).
Le venin des araignées joue un rôle important (mais pas capital, puisque les Uloboridae chassent très bien sans) dans leur alimentation: c'est ce qui va leur servir à achever une proie pour pouvoir la consommer, et aussi à amorcer la digestion¹. Associé ou non à l'utilisation de soie, il constitue une arme de chasse redoutable, qui permet à certaines araignées de capturer des proies beaucoup plus grosses qu'elles.
Comme leur venin sert presque exclusivement à la chasse, la principale pression de sélection qui s'applique sur l'évolution de celui-ci est l'efficacité sur leurs proies, majoritairement des Arthropodes. La plupart des venins d'araignées sont donc peu actifs sur les mammifères comme nous. Seules les araignées qui peuvent chasser de petits mammifères grâce à des toxines spécifiques (α-latrotoxine des Latrodectus spp. et robustoxine des Atracidae, par exemple) ou dotées de cytotoxines à très large spectre (sphingomyélinase D du venin des Loxosceles spp.) sont susceptibles de causer des envenimations aigües (plus graves qu'une simple enflure localisée et douloureuse) chez notre espèce. Bien qu'elles soient presque toutes venimeuses, les araignées sont donc presque toutes inoffensives pour l'Homme et les autres mammifères de grande taille, car nous ne sommes pas la cible de leurs venins.

Les araignées de cette image ont deux points communs: 1. elles sont toutes venimeuses, 2. elles sont toutes inoffensives pour l'Homme.

De plus, à cause du coût énergétique que représente sa production, les araignées évitent généralement de se servir de leur venin pour leur défense, car cette utilisation représente une perte sèche pour elles. En cas de danger, elles ont donc recours à une palette variée de comportements défensifs (couleurs d'avertissement, camouflage, postures d'intimidation, fuite, thanatose, morsures sèches), dont l'objectif est précisément d'éviter ou repousser l'attaquant sans avoir à utiliser leur venin.

En cas de danger, cette araignée rétiaire (Menneus sp., Deinopidae) pratique la thanatose: elle se laisse tomber au sol et simule la mort, restant flasque et immobile même si elle est touchée

Bien que cette Harpactira sp. semble très agressive dans cette position intimidante, le but de la manœuvre est justement de faire reculer l'assaillant sans avoir à utiliser son venin

L'envenimation, chez les araignées, est toujours la toute dernière ligne de défense, celle qui n'est utilisée qu'après l'échec de toutes les autres, ou en cas de menace extrême et soudaine. Les Latrodectus spp. ("veuves noires") par exemple, ne mordent que si elles sont saisies ou écrasées, et ont souvent recours à des morsures sèches (sans venin). Si elles sont seulement touchées, même de manière répétée, elles auront préférentiellement recours à d'autres moyens de défense (fuite, jet de soie, thanatose).

Extraite de sa loge, cette Latrodectus geometricus se laisse tomber au sol et pratique la thanatose; recroquevillée sur elle-même, elle est difficile à repérer parmi les feuilles mortes

Même en cas d'envenimation, la dose infime de venin (5 à 15 μg dans le cas des veuves noires) administrée par l'araignée est souvent très insuffisante pour avoir des effets importants sur un humain. 75% des cas de morsures de veuve noire ne présentent que des symptômes localisés et bénins; des symptômes systémiques n'apparaissent que dans 25% des cas. Les décès sont extrêmement rares: 0.2% des cas de morsures de L. tredecimguttatus en Europe, 6% des cas (surestimation probable) par L. hasselti en Australie avant la mise sur le marché de l'antivenin (quasi-nul depuis), presque nul (aucun décès depuis les années 1960) pour les diverses espèces d'Afrique australe. Les cas mortels font suite à des complications cardiaques aux causes encore mal identifiées, mais très rares; même sans traitement, la mort n'est pas une issue fréquente, ni même typique, du latrodectisme.

Très fréquente autour des habitations dans les régions tropicales et subtropicales du monde, et capable de capturer et consommer des rongeurs, la veuve brune (Latrodectus geometricus) n'est cependant responsable que de peu d'incidents avec l'Homme, et d'aucun décès humain connu.

Malgré une répartition mondiale, une tendance de certaines espèces à vivre près de l'Homme et un venin très toxique pour notre espèce, les décès causés par les "veuves noires" chaque année à travers le monde se comptent sur les doigts des mains. Ces chiffres font pourtant des Latrodectus spp. les araignées les plus dangereuses; pour toutes les autres, les envenimations graves ou fatales sont encore plus rares.

Atrax robustus, une mygale australienne connue pour être la seule araignée capable de tuer une personne adulte en pleine santé, est souvent présentée comme un animal extrêmement dangereux, qui mord à la plus légère provocation et tue en quelques minutes. Même si plusieurs personnes, y compris des adultes en bonne santé, sont effectivement décédées des suites de la morsure de cette araignée par le passé, leur nombre a, en fait, toujours été très faible: à peine une quinzaine entre 1927 et 1980. Depuis 1981, suite à la mise sur le marché d'un antivenin efficace, plus aucune envenimation fatale due à cette espèce n'est à déplorer (un décès suite à un traitement en l'absence d'une morsure avérée serait la seule exception potentielle).

Au centre d'une psychose mondiale nourrie par les tabloids, les Loxosceles spp. (souvent surnommées "araignées-violonistes" ou "recluses") font figure de croquemitaines à huit pattes, avec leur venin nécrosant et l'habitude de certaines espèces de fréquenter les maisons. Les nécroses cutanées dues à la morsure de ces araignées sont pourtant des évènements relativement rares. Les cas aigus représentent 2 à 10% des morsures ayant fait l'objet d'une attention médicale (la proportion réelle est donc nettement plus faible, la plupart des morsures passant inaperçues). La mort suite à une morsure de Loxosceles est un évènement excessivement rare (1 sur 3000 au Brésil). Malgré les articles terrifiants régulièrement publiés par les sources "à buzz" et la presse locale, l'espèce présente dans le sud de l'Europe (L. rufescens) n'est à l'origine que d'une poignée de nécroses cutanées notables, mais n'a jamais causé de lésions profondes, ni d'amputations ou de décès (plus d'informations ici).

Leurs proches cousines Hexophthalma spp. d'Afrique australe et Sicarius spp. d'Amérique du Sud, collectivement connues sous le nom commun "araignées des sables à six yeux", sont fréquemment citées sur Internet comme étant parmi les araignées les plus dangereuses du monde. Ces affirmations remontent à Newlands (1988) qui décrit les Hexophtalma spp. comme "les araignées les plus dangereusement venimeuses du monde". Pourtant, ses affirmations, comme l'essentiel de la connaissance sur les effets du venin de ces araignées, sont presque uniquement basées sur des expérimentations sur des lapins. Les cas d'envenimations humaines sont rarissimes: deux sont cités, mais pas décrits, par Newlands, un cas avec une nécrose locale et superficielle est connu du Brésil, et un cas de morsure bénigne en Afrique du Sud est évoqué par Filmer⁴. De plus, ces araignées sont connues pour être très placides et ne pas avoir tendance à mordre⁴, même manipulées, et vivent dans des zones sableuses semi-désertiques où elles passent le plus clair de leur temps enfouies dans le sable⁴, ne rencontrant donc que très rarement des humains. En raison de leur comportement et de leur habitat, on ne peut donc pas les considérer comme dangereuses, et rien n'indique que leur morsure aurait les mêmes effets sur des humains que sur les lapins; les très rares cas connus suggèreraient même le contraire.

Hexopthalma hahni, considérée par Newlands comme l'araignée "la plus dangereusement venimeuse du monde", sans aucun cas d'envenimation humaine confirmant ses dires (photo: Jarrod Michael Todd)

Pour les autres araignées "dangereuses", les cas sont encore plus anecdotiques. Les envenimations par Phoneutria sp., les "araignées-bananes" qui font les choux gras de la presse à sensation, sont en fait presque toujours bénignes: seules 0.5% des morsures sont des envenimations sévères!

                                             

Bien qu'elles soient presque toutes venimeuses, les araignées ne sont donc pas, globalement, des animaux dangereux. Les très rares envenimations graves ou mortelles qu'il leur arrive de provoquer, exagérément relayées et enflées par les médias et le bouche-à-oreille, entretiennent une sinistre réputation qu'elles ne méritent absolument pas. Ce n'est pas parce qu'un animal est venimeux qu'il peut, ou veut, nous faire du mal. Venin, envenimations dangereuses, et importance médicale d'une espèce animale sont des notions différentes et surtout pas interchangeables, trop souvent amalgamées dans le langage courant. Il faut faire très attention de ne pas les mélanger, même pour simplifier le propos.

Références papier (le reste des références bibliographiques peuvent être  consultées en cliquant sur les mots en vert dans le texte)

¹ : Rollard C., Chippaux J-P., Goyffon M. La fonction venimeuse. Ed. Lavoisier, Paris, 2015, 448 pp.
² : Déom P., 1999. Le hérisson: les aventures de Niglo. La Hulotte 77, 52 pp.
³ : Alexander G. & Marais J. A guide to the Reptiles of Southern Africa. Ed. Struik Nature, Cape Town, 2007, 408 pp.
⁴: Filmer M. Filmer's Spiders: An Identification Guide for Southern Africa Ed. Struik Nature, Cape Town, 2010, 128 pp.

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Les mots en vert et en gras sont cliquables et vous enverront vers un glossaire où ils sont définis. 

 

Commentaires

  1. Cet article d'une haute scientificité est excellent comme ceux qui l'ont précédé. Le contenu dense rédigé avec une clarté remarquable tient le lecteur attentif jusqu'au point final!
    Un travail aussi référencé qu'attrayant par la qualité des illustrations. Ce blog est tout simplement passionnant.

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  2. Merci de cet article passionnant et bien documenté !

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