Spider Tales 7: Deux trous... Pas de doute, c'est une araignée.

Il était prévu au départ que cet article fasse partie d'un "top 5" d'idées reçues, mais il s'est révélé trop long pour ce format. C'est pour cela qu'il est un peu plus court que les "Spider Tales" habituels.

Certaines illustrations montrent des araignées sur la main. Ces araignées n'ont été manipulées que pendant un temps très bref et dans un environnement contrôlé, afin de minimiser les risques de chute, de stress et de fatigue pour l'animal, qui a ensuite été replacé exactement où il se trouvait. La manipulation d'araignées à mains nues est risquée et fatigante pour ces animaux très fragiles, et ne doit donc pas être pratiquée fréquemment ni encouragée.

"Je sais que c'était une piqûre d'araignée, on voyait bien les deux petits trous".

C'est la mère de toutes les légendes urbaines arachnocentrées. Il s'agit sans aucun doute de la plus répandue, et de la plus crue. Elle est la base de l'illusion de fréquence des morsures d'araignées, et donc le fondement d'une crainte qu'éprouvent beaucoup de gens à leur égard. On l'entend et on la voit absolument partout: sur les réseaux sociaux, dans les médias, sur les forums "santé", dans la bouche de nos proches, et même parfois, plus grave, de la part de professionnels médicaux à qui l'on demande conseil sur une lésion bizarre.  


Accrochez-vous, on va parler morsures... Et ça va faire mal.

 

Évidemment, souvent, "le médecin m'a dit que c'était ça" veut en fait dire "le médecin a évoqué une araignée au milieu d'une longue liste de causes possibles", "comme le médecin n'a rien dit de vraiment clair, je me suis fait ma propre opinion", ou même "Doctissimo m'a dit que c'était ça". Mais bon, ce n'est pas toujours de la faute des patients; il faut quand même garder à l'esprit que les morsures d'araignées sont très, TRÈS souvent abusivement diagnostiquées par le corps médical, au point que la littérature sur les diagnostics les accusant à tort abonde

La base de ces identifications hâtives est très souvent la présence d'une double perforation de la peau au niveau de la zone mordue, attribuée aux deux crochets venimeux de l'araignée.
Oui, d'ailleurs, commençons par ce point introductif: une araignée ne pique pas avec un dard comme le ferait une guêpe, elle injecte son venin à l'aide de ses pièces buccales, donc par morsure. Ces pièces buccales sont appelées chélicères et sont constituées de deux articles. Le second est transformé en un crochet acéré, percé près de son extrémité d'un trou par lequel le venin est injecté dans la proie (on peut donc chipoter en disant que chacun des deux crochets pique, mais il reste plus correct de dire que l'araignée mord).

 

Détail des chélicères sur une exuvie de mygale (Tliltocatl albopilosum). La flèche rouge pointe la sortie du canal à venin

Disons-le tout de suite: un crochet, c'est très petit et très fin. Si l'on prend une grosse araignée, de la taille d'une tégénaire noire, par exemple (dans les 18 mm, sans les pattes, pour une très grosse femelle), chacun des crochets fera 3 ou 4 mm de long, et les chélicères s'écarteront d'à peine cinq ou six millimètres au maximum. De plus, le diamètre de chaque crochet ne sera que de quelques dixièmes de millimètres à son point le plus large! Et encore, on parle déjà d'une très grosse araignée! 

Alors certes, avec l'enflure de la peau, les deux points de pénétration des crochets peuvent s'écarter légèrement, mais ceux-ci restent difficilement visibles... Surtout que, toujours à cause de l'enflure, ils seront plutôt bouchés qu'agrandis. Une étude sur 59 cas de morsures vérifiées (où l'araignée a été vue en train de mordre) de Cheiracanthium sp., des araignées de taille moyenne (10-15 mm) mais aux chélicères relativement grandes, a montré que la marque des crochets n'était visible que dans un cas sur dix environ. Encore plus étonnant, une étude brésilienne sur 422 morsures de Phoneutria spp., de très grosses araignées (30-50 mm) aux crochets imposants, ne reporte des traces de crochets visibles que dans 15% des cas!

Donc, à moins que l'araignée qui vous a supposément mordu soit énorme, et par "énorme", on entend beaucoup, beaucoup plus grosse qu'une tégénaire, elle peut difficilement laisser deux trous bien visibles à l’œil nu, et encore moins deux trous de plusieurs millimètres de diamètre très nettement espacés (ce qui est typiquement le genre de lésion pour laquelle on accuse une araignée). Il va sans dire qu'une telle morsure serait ressentie immédiatement, même par une personne profondément endormie!

Un examen attentif, à la loupe, d'une morsure d'araignée absolument vierge de tout grattage ou autre altération peut permettre, dans certains cas, de deviner deux minuscules marques... Mais ils ne s'agit en aucun cas d'un élément facile à repérer, ni d'une indication fiable pour identifier la coupable.

 

Oubliez ce genre d'image. Ce n'est fondé sur aucune réalité scientifique. (source: Brightside)

 

On peut le constater facilement avec les boutons de moustique: pour un même agent, chacun réagit différemment à la piqûre/morsure. De plus, sur la même personne, en fonction de l'état de santé général, de la fatigue, de la partie du corps piquée, du nombre de piqûres qu'on a reçu de cette espèce de moustique au cours de sa vie, du nombre de piqûres qu'on porte au même moment, de la présence de bactéries sur la peau et/ou le rostre de l'insecte, et d'une myriade d'autres facteurs, deux piqûres peuvent avoir des aspects extrêmement différents.
Il est important de préciser que les piqûres d'insectes (moustiques, en particulier, du fait de leur abondance) et le grattage de celles-ci (voir plus bas) sont une porte d'entrée privilégiée pour certaines bactéries, notamment les streptocoques et le staphylocoque doré. Une corrélation entre la fréquence des piqûres de moustiques et celle des impétigos, les manifestations cutanées les plus courantes de ces bactéries, et aussi une des affections les plus souvent attribuées (à tort) à des morsures d'araignées, a été démontrée dans certaines régions.

Par ailleurs, le grattage intense d'un bouton qui démange peut abîmer la peau autour et changer son aspect; on peut même, très souvent, se gratter jusqu'au sang en finissant par produire un ou plusieurs trous. Ces plaies de grattage sont souvent confondues avec le point d'entrée des pièces buccales de l'animal (généralement non visible). De plus, les ongles, quand ils grattent et abîment la peau, sont connus pour fréquemment introduire dans la plaie des bactéries (attention: cette source contient des images pouvant choquer) causant des infections cutanées qui peuvent (rarement, heureusement) devenir très graves. Ces infections sont d'ailleurs régulièrement confondues avec des morsures d'araignées. Une simple piqûre de moustique peut ainsi devenir une horrible plaie purulente et longue à guérir, pour laquelle on accuse presque systématiquement (à tort) une araignée. Notons que cela n'arrive pas qu'aux personnes immunodéprimées ou fragiles; même des sujets bien portants et sans antécédents de santé peuvent développer de telles infections.

En grattant un bouton qui démange, même sans s'en rendre compte, il est fréquent que l'on cause une plaie de grattage à deux trous; ceux-ci sont souvent pris pour les traces de crochets d'une araignée

En fait, les piqûres et morsures d'Arthropodes peuvent avoir tant d'allures différentes, pour un même animal piqueur, qu'il est impossible d'identifier le coupable en observant le bouton. Seule l'observation de celui-ci en train de piquer ou mordre peut permettre de l'identifier avec certitude.

Il serait faux de dire que les araignées ne mordent jamais les humains; cela peut exceptionnellement se produire. Toutefois, celles-ci ne mordent que pour se défendre, en cas d'extrême nécessité, quand elles sont saisies violemment ou pressées contre la peau. Par ailleurs, toutes les araignées sont prédatrices (quelques espèces incluent aussi des matières végétales dans leur alimentation). Aucune n'est parasite ou hématophage; nous mordre ne leur apporte donc aucun bénéfice. Leur venin est une ressource précieuse, au coût énergétique élevé, qu'elles destinent à la chasse plutôt qu'à la défense; en cas de danger, elles vont donc avoir recours à des stratagèmes variés (voir rubrique finale de Spider Tales 6) pour fuir ou repousser l'assaillant sans le mordre.

Rappelons également que les venins d'araignées, dont l'évolution est avant tout conditionnée par leur efficacité sur leurs proies (en grande majorité des arthropodes), n'a généralement qu'un effet peu marqué sur les humains. Bien que surmédiatisées, les espèces dont le venin peut provoquer des symptômes significatifs (plus qu'une simple douleur localisée et de courte durée) sur l'Homme (y compris les jeunes enfants) sont en fait de très rares exceptions (moins de 1% de la diversité décrite mondiale). Il ne faut donc pas forcément attendre d'une morsure d'araignée que ses effets soient pires qu'une piqûre d'insecte "habituelle". La réciproque est également vraie: ce n'est pas parce qu'une lésion est plus grave qu'une piqûre "habituelle" qu'elle a plus de chances d'être l’œuvre d'une araignée.


Il faudrait presser cette grosse araignée (Parapalystes sp.) contre la peau pour risquer une morsure... Et encore, le résultat n'est pas garanti.

 

De plus, la plupart des araignées (rappelons que leur taille moyenne est de 5 mm) sont tout simplement trop petites pour pouvoir nous mordre: leurs minuscules crochets sont trop courts pour traverser la peau humaine. Une morsure d'araignée est donc toujours accidentelle, et représente, somme toute, un évènement rare. Même les personnes qui en côtoient et/ou en manipulent au quotidien (arachnologues, soigneurs, éleveurs, guides naturalistes...) n'ont généralement subi qu'une poignée de morsures non provoquées dans leur vie; beaucoup d'entre eux n'ont même jamais été mordus. 

 

C'est à cause de leur fragilité qu'il est déconseillé de manipuler les araignées; le risque d'envenimation, lui, est quasi-nul

Les boutons qu'on retrouve sur soi en se réveillant ne sont donc pas dus à des morsures d'araignées, même quand leur aspect est inhabituel. D'ailleurs, la plupart des suceurs de sang (comme les moustiques) sont dotés d'une salive anesthésiante qui empêche de sentir la piqûre, et explique qu'on ait pu être piqué sans se réveiller; ils sont donc des coupables infiniment plus probables que les araignées, qui ne disposent pas d'une telle substance!

Plus rarement, d'autres rumeurs attribuent des lésions différentes aux araignées; on trouve quelquefois, par exemple, que celles-ci laisseraient trois trous dans la peau. Si l'on peut comprendre aisément d'où vient la légende de l'empreinte à deux trous (deux chélicères), aucune araignée ne possède quoi que ce soit pouvant laisser la troisième perforation. Bien entendu, à cause des raisons évoquées plus haut, une suite de plusieurs petits boutons formant une ligne n'est pas non plus due à une araignée.

Avant d'avoir complètement fait le tour de la question, il reste un point à éclaircir: si elles ne sont presque jamais coupables, pourquoi les araignées sont-elles si souvent accusées

La raison en est terriblement simple: c'est très souvent un concours de circonstances, qui mène à une conclusion hâtive basée sur des a priori et des raisonnements biaisés.
De nombreuses espèces d'araignées étant parmi nos commensaux les plus communs, il est à peu près garanti de tomber dessus en cherchant un peu, même dans une maison où elles ne sont pas les bienvenues. C'est donc le plus souvent elles qui vont être trouvées quand on cherche le responsable d'un bouton bizarre.
Étant donné que la croyance populaire présente les bêtes à 8 pattes comme une cause fréquente de "piqûres", elles font partie des suspects volontiers envisagés, et l'enquête s'arrête là.
L'erreur revêt alors les habits de l'évidence, tandis que le véritable coupable a quitté les lieux depuis longtemps ou n'est même pas soupçonné ("j'ai l'habitude des piqûres de moustiques, là clairement c'était autre chose").

C'est ainsi qu'autour d'un infime noyau de vérité (les rares cas authentiques de morsures d'araignées) se développe une énorme couche d'accusations sans preuves directes (correspondant à la situation décrite ci-dessus, très souvent relayées et distordues par transmission orale et/ou médiatique), qui sert à son tour de substrat à un foisonnant folklore autour des morsures d'araignées (du mythe des deux trous aux pontes sous la peau, psychose de la "recluse" etc). Ce terreau se nourrit lui-même, chaque récit contribuant un peu plus à créer une mythologie autour de de l'aspect de la morsure de telle ou telle araignée (souvent très éloignée de la réalité scientifique). Cette mythologie va conditionner des critères sur la base desquels toujours plus d'identifications erronées seront établies, et peu à peu s'imposer comme pseudo-sagesse médicale; c'est le phénomène de cascade de disponibilité. A moins qu'une ou plusieurs études ne démontrent, preuves à l'appui, que ces diagnostics sont erronés, la psychose continuera de croître, surtout si les journaux se mettent à relayer ces idées fausses.

 

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