Spider Tales 2. La "recluse": légendes et réalité

"Qui sème l'audience récolte la panique."
Fred Vargas, Pars vite et reviens tard

Il y a à peine 10 ans, presque tous les Français ignoraient jusqu'à sa simple existence.
Aujourd'hui, c'est une célébrité: en quelques années, l'araignée "recluse", ou "violoniste", obscur animal ignoré de tous, s'est retrouvée dans tous les médias, et au centre de tous les fantasmes arachnophobiques.
Elle a même rejoint, comme la crinière-de-lion de Conan Doyle ou l'orang-outan de Poe, le bestiaire de la littérature policière, jouant un rôle central dans l'intrigue du roman Quand sort la recluse de Fred Vargas, récemment adapté en téléfilm (diffusé pour la première fois le 10 avril 2019).

A l'origine de l'affaire: neuf cas, durant l'été 2015, de nécroses cutanées de plusieurs centimètres de diamètre, dans le sud de la France (Languedoc-Roussillon). Cinq d'entre eux ont nécessité une intervention chirurgicale pour aider la cicatrisation (pour les autres, celle-ci a été spontanée au bout de quelques semaines). Dans deux de ces cas, la cause de la nécrose a été identifiée avec certitude comme étant la morsure d'une araignée du genre Loxosceles, encore appelée "araignée violon" ou "recluse".

Cela marqua le début d'un emballement médiatique hallucinant autour de la recluse, qui fit naître une psychose sans précédent en France. Tout fut dit à son sujet, et surtout n'importe quoi.
Une des affirmations les plus répandues, sans doute encouragée par la soudaineté et l'ampleur de sa surmédiatisation, qui donnent une impression de nouveauté, est qu'il s'agirait d'une espèce américaine, nouvellement introduite en France.

1. Non, la "recluse" du Sud de la France n'est pas une espèce exotique

Dès le début de l'affaire s'est installée une rumeur (voir exemples plus haut), d'après laquelle la "recluse" responsable des morsures dans le sud-ouest de la France serait une espèce nord-américaine, Loxosceles reclusa, couramment nommée "brown recluse" dans son pays d'origine.
Évidemment, comme la menace d'une nouvelle espèce dangereuse et venue d'ailleurs fait peur, et comme la peur se vend bien, les journaux se sont empressés de relayer la nouvelle.
Pourtant, à ce jour, aucune araignée de cette espèce n'a jamais été observée sur le territoire français.
L'espèce qui a été identifiée dès le premier cas décrit n'est pas la recluse brune américaine Loxosceles reclusa, mais une autre espèce du genre Loxosceles, native du bassin méditerranéen: Loxosceles rufescens.
Malgré la confusion entre les deux espèces, due à des erreurs d'identification de la part de personnes non spécialistes (entomologistes, personnels médicaux et journalistes) et à la célébrité de reclusa, objet de psychoses de longue date aux États Unis, aucune morsure sur le sol français n'a été imputée avec certitude (c'est-à-dire avec une identification de la coupable par un(e) arachnologue professionnel(le)) à la recluse brune américaine.

Il est donc primordial de dissiper cette ambiguïté: quand on parle de la "recluse" en France, il ne s'agit pas de la véritable recluse brune (nom qui désigne spécifiquement Loxosceles reclusa), mais de sa cousine européenne Loxosceles rufescens.

Loxosceles rufescens, la "recluse" d'Europe (spécimen mâle)


La distinction est importante: loin du scénario catastrophe de l'espèce invasive dangereuse qui fait des ravages depuis son arrivée récente, le fait qu'elle soit native implique que, dans le sud de la France, nous avons toujours vécu aux côtés de cette araignée, mais que les morsures sont si rares, et son importance médicale si faible, qu'elle n'a été remarquée que très récemment.

2. Identifier une "recluse"

Alors que les effets des morsures ont été décrits avec un luxe de détails (et d'exagérations) dans les médias, l'araignée elle-même n'est généralement présentée que par une photo, qui ne montre souvent même pas la bonne espèce (généralement L. reclusa ou même une araignée qui n'a rien à voir). Il est fort rare de trouver la moindre indication permettant d'identifier l'araignée, si ce n'est, ici et là, une référence au dessin de "violon" supposé orner son corps, et/ou à sa couleur brune.

Bien évidemment, quand on insiste sur un danger sans même prendre la peine de décrire la menace, on crée la recette idéale pour une psychose.
En l'occurrence, une psychose que d'innombrables araignées innocentes ont payé, et payent toujours, de leur vie: en l'absence de description, toute araignée est une recluse potentielle, et beaucoup préfèrent ne pas prendre le risque. Quel que soit l'aspect de l'araignée, on a donc tôt fait de trouver un dessin de "violon", ou ce qui y ressemble, quelque part sur son corps, et de la zigouiller sans autre forme de procès.

Afin d'éviter une crise de panique lors de votre prochaine rencontre avec une araignée brune, voyons ensemble comment identifier une "recluse".

Le violon ne fait pas la violoniste!

Commençons par mettre à la poubelle cette idée reçue: non, le violon sur le dos n'est pas un bon critère pour identifier Loxosceles rufescens, et ce pour deux raisons:

1. De nombreuses araignées ont le corps décoré de motifs plus ou moins complexes. Avec le phénomène de paréidolie, il est facile de distinguer la forme approximative d'un "violon", surtout si l'on a peur d'être face à une "recluse", et si on ne sait pas où chercher le "violon" en question.

Cette tégénaire noire (Eratigena gr. atrica) n'a rien à voir avec une recluse. Pourtant, en cherchant bien, on pourrait voir un violon quelque part dans les motifs qui ornent son corps...

Un violon bien net orne le céphalothorax de cette petite araignée (Psilochorus simoni) qui n'est pourtant pas une "recluse"


2. L'autre raison est que le motif qui orne le céphalothorax de Loxosceles rufescens ne rappelle que très vaguement un violon. Cette tache sombre a plutôt la forme d'une bouteille au col fin, ou d'une mandoline, que d'un violon; de plus, elle est souvent peu marquée ou absente.

Détail du céphalothorax du mâle Loxosceles rufescens illustré plus haut; encadrée en rouge, la tache sombre en "violon" (dont le manche pointe vers l'abdomen).


Femelle pâle de Loxosceles rufescens, au "violon" pratiquement absent


En fait, cette histoire de "violon" vient, encore une fois, de la confusion avec la recluse brune d'Amérique Loxosceles reclusa, dont la tache, généralement plus marquée, a une forme plus nette de violon.
 

Exit le "violon" donc. Maintenant qu'on a vu comment ne pas identifier Loxosceles rufescens, voyons un peu comment y parvenir.

Comment identifier la "recluse": le jeu des questions

Pour identifier facilement cet animal, je vous propose une méthode basée sur une série de questions, similaire à celle imaginée par une arachnologue canadienne, Catherine Scott, sur son blog (son test sert à identifier L. reclusa, celui que je vous propose est donc différent, même si il partage plusieurs questions avec le sien, les deux espèces étant proches et semblables).

Pour répondre à ces questions, vous aurez besoin d'avoir l'araignée, vivante ou morte (mais pas trop abîmée) sous la main; certaines réponses nécessiteront l'usage d'une loupe. ATTENTION: ce test n'est valable que si vous vous trouvez en Europe ou en Afrique du Nord.

1. L'araignée que vous avez trouvée était-elle accrochée à une toile
2. Est-elle de grande taille ( 1 cm ou plus sans les pattes)? 
3. Son corps est-il de couleur sombre (brun foncé ou noir)? 
4. Porte-t-elle  des motifs nettement visibles sur l'abdomen (arrière du corps) et/ou les pattes?
5. Ses pattes portent-elles des épines (grandes ou petites)?  
6. Est-elle très velue
7. Comptez ses yeux. En a-t-elle huit? Certains yeux sont-ils plus gros que d'autres? 

Si vous avez répondu "oui" avec certitude à au moins une de ces questions, alors l'araignée que vous avez devant vous n'est pas Loxosceles rufescens.

En effet, cette araignée chasse principalement en maraude. Elle ne tisse qu'une petite toile discrète, constituée de quelques fils lâches et désordonnés, généralement située dans un endroit sombre bien à l'abri, qui lui sert de refuge. Elle se tient sous cette toile (sans y être suspendue ni accrochée) durant la journée, et la quitte la nuit pour chasser. En général, quand on rencontre une recluse, il s'agit d'un individu en maraude nocturne ou, plus souvent, d'une araignée dérangée dans sa retraite; on ne voit donc pas de toile. Si l'araignée que vous suspectez d'être une "recluse" se trouve accrochée sur une toile, vous pouvez donc être sûr qu'elle n'en est pas une.

Avec un corps de 5 à 8 mm (sans les pattes) Loxosceles rufescens n'est pas vraiment une grosse araignée. En revanche, ses pattes (surtout chez les mâles) sont longues, ce qui lui donne une envergure de 3 à 5 cm pour un spécimen adulte. 
Il s'agit donc d'une araignée de taille moyenne (même si elle est parfois présentée comme une "petite araignée"), dont le corps est assez petit par rapport à ses pattes longues et plutôt fines (sans être aussi disproportionnées que chez les araignées des genres Pholcus et Holocnemus, très courantes dans les maisons). Une grosse araignée, de la taille d'une tégénaire par exemple, n'est assurément pas une "recluse".

Par ailleurs, Loxosceles rufescens présente une apparence relativement glabre, ses soies ("poils") très courtes et fines ne couvrant pas l'exosquelette, visible dessous. Par ailleurs, contrairement à beaucoup d'araignées (comparer avec la tégénaire illustrée plus haut), ses pattes sont entièrement dépourvues d'épines, et seulement couvertes de petites soies courtes.
Globalement, sa couleur est plutôt claire: ses pattes et son céphalothorax sont roussâtres à brun-roux, l'abdomen est gris pâle à gris souris.
Une caractéristique importante de cette araignée est l'absence de motifs autres que le "violon" du céphalothorax. Les pattes ne portent jamais de rayures ou de taches, même vagues; les articulations sont souvent légèrement plus claires que le reste des pattes, mais ne portent jamais de nette bande blanche et noire comme chez les Pholcidae (voir Psilochorus simoni illustrée plus haut). L'abdomen est lui aussi de couleur unie, sans motifs, excepté une légère tache un peu plus sombre à l'avant, qui est en fait le cœur, vaguement visible par transparence.


Femelle Loxosceles rufescens. Noter l'absence de motifs sur le corps. 


Une autre femelle, à la coloration particulièrement sombre et au violon très marqué
 

Alors que la plupart des araignées sont dotées de huit yeux, les Loxosceles, comme toutes les araignées de leur famille (les Sicariidae), et quelques autres familles, en ont six. Chez les Sicariidae (et donc chez Loxosceles rufescens), les six yeux sont groupés en trois paires nettement séparées: une paire d'yeux est dirigée vers l'avant, les deux autres se trouvent sur les côtés. Alors qu'il n'est pas rare, chez les araignées, que certaines paires d'yeux soient plus grandes que les autres, chez les Sicariidae, les yeux sont petits et tous exactement de la même taille.

Détail du corps de Loxosceles rufescens (femelle). Remarquer les trois paires de petits yeux (on voit, sur ceux de devant, qu'ils reflètent la lumière, comme chez la plupart des araignées nocturnes).
Schéma du corps de Loxosceles rufescens, d'après Gertsch & Ennik, 1983

Distribution

Un dernier critère important: suivant la région où vous vous trouvez, il peut être très improbable que des "recluses" habitent dans les environs.  
Loxosceles rufescens peuple tout le pourtour méditerranéen: Europe du Sud et Afrique du Nord, et vers l'Est jusqu'à l'Iran.
En France, cette araignée est restreinte aux départements qui bordent la mer Méditerranée, y compris la Corse.

Néanmoins, son caractère volontiers synanthrope la rend susceptible de voyager avec les transports humains, notamment commerciaux. Elle s'est ainsi établie dans diverses régions (tempérées chaudes à tropicales) du monde, comme la côte ouest des États-Unis d'Amérique, l'Afrique du Sud, l'Asie et l'Australie.

Ces transports accidentels expliquent également qu'elle soit exceptionnellement observée dans certaines régions de France où elle est normalement absente. Ainsi, une petite population a été découverte dans une cave parisienne (Dr. Christine Rollard, communication personnelle) et quelques témoignages fiables (avec photos) attestent de sa présence sporadique dans l'agglomération lyonnaise. Néanmoins, les observations avérées en France hors pourtour méditerranéen sont très anecdotiques, et les morsures qui lui sont parfois attribuées dans la moitié nord et au BeNeLux résultent très probablement d'erreurs de diagnostic; il s'agit d'ailleurs de cas où aucune araignée n'a été observée à proximité de la "morsure" ou même dans le domicile.

3. Comportement

Loxosceles rufescens est une araignée excessivement discrète, que l'on ne croise que rarement, même là où elle est abondante. Strictement nocturne, elle se retire, durant la journée, dans des recoins aussi reculés et tranquilles que possible. Ainsi, quand on la trouve en journée, c'est le plus souvent parce qu'on l'a dérangée dans son refuge, en déplaçant un objet. Elle chasse en maraude, la nuit, et ne se déplace généralement que dans l'obscurité. Dépourvue de pelotes adhésives (scopula) aux pattes, cette araignée est incapable d'escalader les surfaces trop lisses; elle se déplace et chasse donc essentiellement au sol. Si elle s'aventure loin de sa retraite (surtout pour les mâles, qui errent plus et plus loin à la recherche les femelles), elle peut trouver temporairement refuge dans un endroit moins reculé que ce qu'elle occupe habituellement. Il s'agit d'une araignée peu exigeante en termes d'habitats: elle est susceptible de s'installer dans tout endroit calme, sombre et riche en cachettes, en intérieur comme en extérieur (ici, le mâle a été trouvé dans un appartement, les femelles sous des grosses pierres, en garrigue ou en pinède). En intérieur, elle préfèrera les endroits non habités où des objets restent stockés longtemps (caves, garages, hangars, greniers, bâtiments abandonnés), mais pourra également fréquenter les habitations, surtout les pièces encombrées. Craintive, cette araignée s'enfuit à toute vitesse si elle est dérangée; malgré sa mauvaise réputation, elle ne mord que si elle est écrasée contre la peau.

4. J'ai trouvé une recluse chez moi, suis-je en danger?

Loxosceles rufescens est présente dans de nombreuses habitations du Midi de la France, généralement à l'insu des habitants. La cohabitation entre humains et "recluses" est globalement pacifique, étant donné qu'elles recherchent les endroits où elles nous croisent le moins possible, et ne se promènent en principe qu'aux heures où nous dormons.
Le plus souvent, lorsque l'on rencontre une "recluse", c'est parce qu'on l'a accidentellement chassée de son refuge. Dérangée, cette araignée cherche toujours à prendre la fuite.
En revanche, si elle n'en a pas la possibilité, et se retrouve directement écrasée contre la peau (si on met la main sur l'araignée ou si on enfile un vêtement où elle avait trouvé refuge pour passer la journée, par exemple), il peut lui arriver d'infliger une morsure défensive.
Nous l'avons vu, le corps de cette araignée est petit (6 à 8 mm), et ses crochets venimeux sont très courts: à peine quelques dixièmes de millimètre. De ce fait, il est très rare que les chélicères parviennent à percer la peau; c'est pourquoi, dans la plupart des cas des morsure enregistrés (tous les cas de 2015), celles-ci sont situées dans des zones où la peau est fine: intérieur des cuisses, sous les bras, derrière les genoux, chevilles...
Le venin des Loxosceles a un effet essentiellement cytotoxique, s'attaquant aux membranes cellulaires et provoquant la mort des cellules dans la zone envenimée, et donc une nécrose localisée de la peau. Généralement, cette lésion est bénigne: un simple bouton avec une petite croûte, mais qui met beaucoup de temps à guérir (plusieurs semaines). Les cas aigus, comme ceux décrits en 2015, sont excessivement rares et ne concerneraient qu'environ 3% des cas de morsures.
Pas besoin de paniquer, donc, si on rencontre une Loxosceles rufescens chez soi, ni même si, d'aventure, on est mordu: il faut surveiller attentivement l'évolution de la lésion et solliciter une attention médicale si nécessaire, mais en gardant à l'esprit qu'il y a très peu de chances de développer une réaction importante.
Ces cas sévères sont si rares, en fait, que jusqu'à ce qu'un lien clair soit fait en 2015 entre Loxosceles rufescens et certains cas de nécroses cutanées, cette espèce était largement ignorée par le corps médical.
Il faut dire que de nombreux autres agents pathogènes, notamment des bactéries comme des staphylocoques et streptocoques, et certaines réactions inflammatoires aux causes variées, peuvent ressembler à du loxoscélisme (envenimation par Loxosceles).
Alors que des cas de loxoscélisme en France ont probablement été ignorés avant 2015, c'est aujourd'hui l'inverse qui se passe: étant donné le risque élevé de confusion, et étant donné la surmédiatisation de la "recluse", il est probable que le nombre de nécroses attribuées à celle-ci dépasse largement l'occurrence réelle, comme aux États-Unis.
En l'absence d'une observation directe de l'araignée, il est impossible d'attribuer avec certitude un cas de nécrose cutanée à la "recluse", et l'occurrence de cette pathologie quelque part n'est pas un signe de présence de Loxosceles rufescens (ou d'une autre "recluse").

5. Comment minimiser les risques de morsures? 

Même si le risque d'être un jour mordu par une des "recluses" qui habitent peut-être (ou pas) chez vous est excessivement bas, il existe quelques gestes simples qui permettent de rendre ce genre d'accidents encore plus improbables (nota: même dans une zone où il n'existe pas de Loxosceles, appliquer ces astuces permet également de se prémunir contre les accidents avec d'autres arthropodes venimeux).

Comme nous avons vu, les "recluses" aiment se cacher dans les recoins obscurs: en évitant le désordre au sol des pièces à vivre, vous supprimerez des cachettes potentielles, et minimiserez les probabilités de rencontres au quotidien.

Si vous déplacez un meuble ou un objet stocké quelque part depuis longtemps, regardez où vous mettez les mains, et vérifiez les rabats des cartons avant de les soulever; cela peut éviter à une araignée qui s'était cachée là de se trouver pressée contre votre peau, et de vouloir se défendre.

Cette araignée se déplaçant principalement au sol, il est donc important d'éviter de laisser traîner des vêtements par terre: la plupart des morsures se produisent quand on enfile un vêtement dans lequel elle s'était réfugiée pour la journée. Pour cette raison, il est également conseillé de secouer les vêtements et chaussures avant de les mettre, surtout s'ils traînent depuis longtemps.

Il y a peu de chances qu'une araignée grimpe dans un lit occupé. Les araignées sont capables de détecter et d'éviter les dormeurs (qui peuvent les écraser involontairement). Quand elles se trouvent sur un lit occupé, c'est pour le traverser sans y rester; en revanche, elles peuvent (rarement) se réfugier dans la literie restée inutilisée pendant plusieurs jours.
Afin de prévenir cela au maximum, il est conseillé d'éviter de laisser les draps pendre du lit et de ne pas coller le lit aux murs pour empêcher une "recluse" de pouvoir y grimper. Avant de se coucher dans un lit resté vide plus de quelques jours, il vaut mieux refaire le lit en secouant les draps pour chasser tout animal qui pourrait s'y être réfugié. Ne pas laisser les draps en boule par terre va de soi, pour la même raison qu'avec les vêtements.

Avec ces petits gestes du quotidien, qui reviennent, pour la plupart, à maintenir un minimum d'ordre chez soi, et en faisant preuve de prudence quand on déplace des objets stockés, on se prémunit efficacement contre les morsures potentielles.

6. Trop tard, j'ai été mordu...

A ce stade de l'article, vous aurez compris que la plupart des lésions de la peau qui passent pour des morsures d'araignées n'en sont pas. On parle donc ici de cas de morsure avérée, c'est-à-dire que vous aurez vu et/ou senti l'araignée vous mordre, et que sa culpabilité ne fait donc aucun doute. Les vraies morsures d'araignées, toutes espèces confondues, sont très rares: même les arachnologues et les éleveurs d'araignées, qui interagissent avec et se retrouvent plus souvent que les autres à en manipuler, n'ont été mordus qu'une poignée de fois (parfois jamais) au cours de leur vie.

Mais mettons que vous, ou un proche, soyez dans un cas où vous avez été réellement mordu par une araignée que vous suspectez être une "recluse"; par exemple (cas typique) en enfilant un vêtement où elle s'était réfugiée, que faire?

1. Restez calme. Vous n'êtes pas en danger immédiat. La morsure de la "recluse" n'est pas mortelle, et l'action de son venin est lente. Dans les cas de morsures confirmées de Loxosceles rufescens, la lésion cutanée, quand elle apparaît, ne devient visible qu'au bout de plusieurs jours, et évolue très lentement, sur plusieurs semaines. Vous avez tout le temps d'agir.
Les horribles histoires débitées par la presse, de lésions fulgurantes devenant très graves en l'espace de quelques heures, ne sont pas des cas où une recluse a été observée; la rapidité d'évolution, qui ressemble plus à celles de certaines infections bactériennes, est même plutôt une indication que l'araignée est suspectée à tort.
Beaucoup de personnes ont un rapport très irrationnel avec les araignées, et les morsures font littéralement "plus de peur que de mal". Il y a presque toutes les chances que rien de grave ne se produise, et que les symptômes se réduisent à un simple bouton douloureux. Rassurez-vous (ou rassurez la personne mordue), relisez (ou lisez-lui) cet article. Essayez de rester, autant que possible, dans le rationnel. 


2. Désinfectez immédiatement la plaie. Au même titre qu'une griffure de chat ou une égratignure sur un clou, une morsure d'araignée présente un risque septique. Plus que le venin, une surinfection est généralement la raison pour laquelle une morsure d'araignée peut devenir très sérieuse. Il est donc primordial de la désinfecter avec le plus grand soin. 

3. Conservez l'araignée. Qu'elle soit vivante ou morte (pas trop abîmée), il est utile de garder l'araignée pour pouvoir l'identifier. A défaut, une photo de bonne qualité peut suffire si elle est nette et prise de près. Si l'araignée est morte, l'idéal est de la mettre dans l'alcool à 70% pour la conserver. Si vous avez un doute sur l'identification et/ou si vous développez des symptômes sérieux, contactez un(e) arachnologue pour la faire identifier; cela peut aider, si besoin, le diagnostic médical et faciliter une prise en charge médicale appropriée.
Attention: évitez au maximum de la faire identifier par toute personne non arachnologue, même très qualifiée dans un autre domaine (un entomologiste ou un médecin, par exemple). Les araignées, c'est plus de 51000 espèces dans le monde, dont plus de 1600 en France; devenir spécialiste d'un sujet aussi vaste demande des années d'expérience et de spécialisation. Un entomologiste ou un médecin n'est pas plus compétent pour identifier avec précision une araignée qu'un arachnologue ne le sera pour identifier un insecte, une plante, ou établir un diagnostic médical. Facebook est généralement une source à éviter comme la peste, sauf certains groupes spécialisés où interviennent régulièrement des arachnologues compétents et expérimentés (ici, , ou encore , par exemple).

4. Surveillez attentivement l'évolution de la morsure sur plusieurs jours, et sollicitez une attention médicale si nécessaire. Si vous voyez la lésion s'étaler au-delà de quelques millimètres de diamètre et continuer à grandir, si vous constatez une enflure très importante de la zone mordue ou si des symptômes systémiques (nausées, fièvre ou autre...) apparaissent, contactez immédiatement un médecin, ou dirigez-vous vers un hôpital. Évitez de vous tourner vers Internet à la place, vous n'en tirerez que des inepties inutilement anxiogènes

Encore une fois, gardez à l'esprit qu'il y a très peu de risques que la morsure ne devienne grave, et que votre vie n'est pas en danger; contrairement à ce que pourraient le laisser croire les rumeurs, les légendes urbaines et les médias à buzz, Loxosceles rufescens n'a jamais tué personne.

Addendum du 17 Juin 2023 (édité le 16 juillet 2024)

Si vous avez lu les journaux durant la semaine du 15 juin 2023, vous pourriez penser que la conclusion de cet article n'est plus d'actualité.
En effet,
la "recluse" a fait son grand retour dans les lignes de la presse, avec une info quelque peu inquiétante: un homme grec de 58 ans, Konstantinos Moulas, serait décédé d'une morsure de Loxosceles rufescens en Italie.
La nouvelle est parue, à l'origine (le 14 juin), dans le journal italien Il Messaggero, relayée dès le lendemain côté français par Ouest-France, puis par de nombreux autres médias en France et en Belgique, notamment BFM, Var Matin, la Libre, l'Indépendant et Le Parisien, entre autres.
A en croire les titres francophones, la cause du décès ne fait aucun doute: un choc anaphylactique suite à une morsure d'araignée violoniste, Loxosceles rufescens, qui l'aurait terrassé dans la nuit suivant la "morsure".

Déjà, cette seule phrase intriguera toute personne (vraiment) familière avec les venins d'araignées. Contrairement, par exemple, à ceux des de guêpes ou abeilles, les venins d'arachnides (qui n'ont rien à voir, chimiquement, avec ceux des insectes), sont connus pour être très peu allergènes, et les cas de réactions allergiques, a fortiori anaphylactiques, suite à une VRAIE morsure d'araignée sont excessivement rares. En fait, il n'y a qu'un cas européen recensé dans la littérature médicale (attribué à une araignée vue par le patient, mais pas identifiée).
Il existe un autre cas (le seul autre connu) suite à une morsure de Loxosceles laeta d'Amérique du Sud, mais aucun dû à rufescens ou une autre espèce de Loxosceles.
Les autres cas d'anaphylaxie enregistrés en rapport avec des morsures d'araignées sont des réactions à des sérums antivenimeux (utilisés contre les venins de veuves noires ou d'Atrax).
Bon, évidemment, cela ne veut pas dire que ça n'arrivera jamais, il faut une première fois à tout.
Ceci dit, quand on émet un diagnostic aussi improbable, mieux vaut avoir des preuves irréfutabes pour le soutenir.

Ou au moins la seule preuve permettant d'identifier à coup sûr une lésion comme une morsure d'araignée, à savoir l'araignée elle-même.

Bien sûr, les articles ne manquent pas de photos d'araignées, généralement pas de la bonne espèce (presque toutes des photos d'archive de Loxosceles reclusa, voire des araignées qui n'ont rien à voir, comme une Larinioides pour la Libre, et une Zoropsis spinimana pour la page facebook du Parisien), mais ils ne montrent jamais d'image du spécimen incriminé.
Et pour cause...

L'article d'Il Messaggero nous apprend qu'aucune araignée n'a été vue, ni même sentie. L'homme, après avoir visité une culture de kiwis dans la journée précédant son décès, se plaignait dans la soirée d'une démangeaison et d'une sensation de malaise, qu'il supposait due à une piqûre (qu'il ne semble pas avoir senti sur le moment).

Des symptômes qui ne sont en aucun cas caractéristiques d'une morsure de Loxosceles rufescens. Celle-ci, même quand elle présente la lésion la plus typique, c'est-à-dire une nécrose localisée de la surface de la peau (dont il n'est fait aucune mention dans le cas présent) est d'ailleurs impossible à distinguer d'autres agents pathogènes causant la même réaction, sinon en voyant l'araignée elle-même.
Ce sont les policiers (qui ne sont pas plus arachnologues que le citoyen lambda), lors de l'examen préliminaire, qui ont hasardé une morsure d'araignée comme une explication possible.

On lit d'ailleurs dans l'article que l'enquête n'était alors pas terminée, et que même le choc anaphylactique lui-même était une hypothèse.

En un mot comme en cent, quels éléments pointent vers une morsure d'araignée violoniste plutôt que vers n'importe quoi d'autre, à commencer par une piqûre d'insecte à laquelle il aurait fait une violente réaction allergique? Rien.
Un simple château de cartes d'hypothèses superposées, dont la base est tout simplement... Inexistante.

Pourquoi privilégier, plutôt que n'importe quoi d'autre, l'hypothèse d'une morsure d'araignée strictement nocturne, qui se dissimule dans les recoins inaccessibles durant la journée, au tempérament placide, aux crochets très courts et au venin notoirement peu allergène, pour expliquer une réaction anaphylactique (un syndrome qui, par définition, peut être causé par n'importe quoi d'allergène) à une piqûre hypothétique, qui se serait produite en pleine journée, au milieu d'une culture de kiwis où l'on peut imaginer que de nombreux autres animaux venimeux, à commencer par des guêpes et des abeilles, abondent?
Le tout, en l'absence du moindre indice tangible incriminant l'araignée?
"Tirée par les cheveux" est encore un euphémisme pour qualifier la fragilité de cette piste, que les journaux francophones ont pourtant tôt fait de déguiser en quasi-certitude

Pour l'instant, Konstantinos Moulas n'est pas mort d'une morsure d'araignée, violoniste ou pas, mais de causes inexpliquées.

D'ailleurs, confirmer l'hypothèse des policiers risque bien d'être impossible: à part l'observation directe de l'araignée, la seule chose pouvant confirmer la morsure est un test ELISA pour détecter les toxines du venin... Qui n'est pas encore commercialisé, et n'a jamais été testé dans un contexte d'analyse post-mortem (vu que les morsures de Loxosceles ne sont pas mortelles).

Ce fait divers terrifiant n'est finalement qu'un énième cas d'emballement de la presse, qui, en se jetant sur des conclusions douteuses mais sensationnelles, continue de nourrir des psychoses juste pour attirer le lecteur.
Là où même Il Messaggero, pourtant plus un tabloid qu'un journal digne de confiance, a pris la peine d'user de transparence sur le caractère hypothétique et fragile des conclusions de la police, la presse française s'est empressée de remplacer les conditionnels par des indicatifs, et de se débarasser des "peut-être" au profit de certitudes. Le Parisien ose même écrire que la cause du décès est "sans le moindre doute" une morsure d'araignée violoniste!
Malheureusement, rien de nouveau sous le soleil.
Malgré les objections et dénonciations régulières par la communauté scientifique, et arachnologique en particulier, l'irresponsable travail de mésinformation de la presse au sujet des araignées se poursuit sans relâche, car les clics comptent plus que la vérité.

De même, le "cas" publié dans le Parisien le 16 juillet 2024, d'un gendarme Italien soi-disant décédé lui aussi d'une morsure de "recluse", n'est qu'une non-histoire basée sur des "preuves" tout aussi fragiles: une simple rougeur à la cheville!
Là non plus, aucune araignée n'a été vue, ni au moment de la morsure n
i a posteriori, et on ne saura jamais sur quels critères cette piste a été privilégiée plutôt qu'une autre (en bonus, le "journaliste" du Parisien nous démontre, dans cet article, sa profonde méconnaissance du sujet en prenant le statut de conservation de l'espèce, "préoccupation mineure", indiquant que celle-ci n'est pas considérée comme menacée, pour son degré de dangerosité...).

La conclusion tient donc toujours: contrairement à ce que pourraient le laisser croire les rumeurs, les légendes urbaines et les médias prêts à tout pour du clic facile, Loxosceles rufescens n'a jamais tué personne.


Sauf mention contraire, je suis l'auteur des illustrations de cet article, qui ne sont pas libres de droit.

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Commentaires

  1. Super article d'une grande précision et d'une simplicité pour la compréhension du plus commun des mortels.
    Je suis éleveur amateur passionné depuis 45 ans,,,André Leetz,,je suis Alsacien,,,j'ai élevé des quantité d'araignées à la réputation,,,Dangereuse,,,,Phoneutria,,Latrodectus,,,et bien sûr Loxosceles que je maintiens encore en ce moment L.laeta du Brésil,,et L.rufescens dont j'avais prélevé quelques spécimens dans le Var il y a quelques années avec l'objectif de les naturaliser pour collection,,,,certains Musées m'en demande pour des présentations au public.

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