Spider Tales 4: The Camel Spider

On raconte, sur Internet, que les troupes américaines stationnées en Irak dans les années 2000 y auraient fait une terrifiante découverte: une espèce d'araignée monstrueuse à tous les égards.
Géante, elle atteindrait près de 40 centimètres de long. Extrêmement rapide, elle pourrait courir à plus de 40 km/h, tout en poussant des cris déchirants, et faire des bonds de plusieurs mètres.
Ce n'est même pas ce que l'on dit de pire à son sujet: la "Camel Spider" (araignée-chameau), tiendrait son nom de sa capacité à s'attaquer à des chameaux. Rien que ça. Elle y parviendrait grâce à un venin anesthésiant qui rend sa morsure indolore, lui permettant de dévorer à loisir de grands animaux (chameaux et humains, d'après les rumeurs) pendant leur sommeil. La malheureuse victime ne découvrirait qu'à son réveil la plaie béante laissée par l'arachnide... Si elle se réveille un jour.

Bien évidemment, tout ceci n'est qu'exagérations et racontars, accompagnés d'images gore hors contexte, de photos aux perspectives forcées pour rendre la bête plus grosse, généralement partagées par des auteurs qui ne savent même pas distinguer un vrai animal d'un leurre de pêche.

Ce hoax surtout anglophone (essentiellement américain) commençant à dater, il a été abondamment réfuté avec plus ou moins de rigueur, même si, malheureusement, il existe encore des sources (y compris celles citées précédemment) et des personnes qui relaient ces légendes urbaines sur un ton sérieux.
Aujourd'hui, les "camel spiders" et les délires qui les entourent sont devenus une sorte de blague sur Internet. Il existe même un film d'horreur semi-parodique, à la stupidité assumée, produit par Roger Corman (à qui l'on doit également Dinoshark et Supergator), qui met en scène une petite ville américaine aux prises avec des "camel spiders" telles qu'elles sont dépeintes dans l'e-folklore.

Néanmoins, ces légendes urbaines ne sont ni mortes, ni strictement américaines. Des rumeurs similaires semblent, encore aujourd'hui, courir parmi les troupes françaises stationnées en Afrique, notamment à Djibouti et au Mali, au sujet d'animaux surnommés "araignées-couteaux", affublés de caractéristiques aussi terrifiantes que les "camel spiders" des Américains.

Pourtant, derrière ces fantasmes plutôt ridicules se cache un animal bien réel, aussi mal connu qu'injustement redouté, seulement coupable de "délit de sale gueule":  une morphologie étrange et des comportements mal compris ont transformé en monstre un arachnide parfaitement inoffensif.
Les solifuges semblent tout droit sortis d'un film de science-fiction; et même si leur terrifiante réputation n'est que foutaises, ils ne manqueront pas de vous fasciner.

Cet animal est inoffensif et ne vous veut aucun mal. Promis.

 

1. Les nombreux noms des solifuges

Bien qu'ayant acquis leur notoriété internationale sous leur nom de "camel spiders", ces animaux portent, à travers le monde, de nombreux noms communs, souvent très imagés.
En anglais: "sun spider", "wind scorpion", "jerrymander", "solpugid", "solifugid".
En espagnol: "araña del sol" probablement (comme sun spider ou camel spider) en référence aux habitats arides qu'ils apprécient.
En allemand: "Walzenspinne" (araignée valseuse) à cause de sa course rapide et chaotique; "Scorpion-spinne" (araignée-scorpion).
En afrikaans: "haarskeerder" (coupeur de cheveux), "baardskeerder" (coupeur de barbe), noms qui font référence à leurs chélicères en ciseaux, ou, plus énigmatique, "roman" (contraction de "rooi man", homme rouge).
En français: "solifuge" (qui fuit le soleil), "galéode" (d'un mot grec qui signifie "requin", rarement utilisé en France, apparemment plus fréquent en Afrique du Nord); "araignée-couteau" semble répandu dans les pays francophones d'Afrique, comme le Mali ou Djibouti.
Ces quelques exemples ne constituent qu'une toute petite partie de la profusion de noms donnés à ces animaux, et qui, pour certains, entretiennent une confusion avec d'autres ordres d'Arachnides, araignées ou scorpions. Les solifuges ne sont pourtant ni l'un, ni l'autre.
On retrouve des traces écrites faisant référence aux solifuges depuis l'antiquité; les Grecs (qui les appelaient Phalangion) puis les Romains (qui les nommaient phalangium ou solfuga) colportaient déjà des histoires à dormir debout sur ces arachnides!

2. Distribution

Si les solifuges portent une telle profusion de noms communs à travers le monde, c'est non seulement à cause de leur réputation, mais aussi du fait de leur aire de répartition très étendue. Bien que les légendes urbaines américaines situent la présence des "camel spiders" au Moyen-Orient, on les trouve en fait sur tous les continents (exceptés l'Antarctique et l'Australie).
C'est dans les régions chaudes et sèches que vivent la plupart des espèces, qui se plaisent particulièrement dans les déserts et les semi-déserts; leur répartition mondiale suit grosso modo celle des zones arides de la planète.
Les 18 espèces qui peuplent l'Europe sont donc restreintes aux régions les plus sèches du pourtour méditerranéen, notamment en Espagne et au Portugal, en Sicile, en Grèce, en Macédoine et à Chypre, ainsi que dans les steppes d'Europe de l'Est, en Bulgarie, en Ukraine et en Russie.
En Asie, leur domaine s'étend de la Turquie à la Chine, en passant par la Péninsule Arabique et l'Inde, ainsi que sur de petites aires isolées au Cambodge, au Vietnam et en Indonésie (Sulawesi).
C'est en Afrique que leur diversité est maximale (Punzo, 1998). L'Afrique du Sud compte à elle seule près de 160 espèces, soit presque 10 fois plus que dans toute l'Europe (Ukraine et Russie comprises)!
Sur ce continent, les solifuges sont présents partout, sauf dans les régions équatoriales d'Afrique de l'Ouest et à Madagascar.
Sur le continent Américain, leur domaine s'étend de la frontière canadienne à la Patagonie, évitant toutefois l'Amazonie et l'Est des USA. Paradoxalement, alors que beaucoup d'Américains ont découvert l'existence des solifuges à travers les légendes urbaines rapportées d'Irak, les USA sont, comme l'Afrique australe, un hotspot majeur de diversité pour ce groupe: autant d'espèces y sont décrites qu'en Afrique du Sud!

Distribution mondiale des solifuges (source)

3. Les "araignées-chameau" ne sont pas des araignées!

Contrairement à ce que laissent croire les légendes urbaines et une bonne partie de leurs noms communs, les Solifuges ne sont pas "une espèce d'araignée", mais des animaux complètement différents.
Ils constituent un ordre à part entière au sein de la classe des Arachnides, comme les araignées, les scorpions ou encore les opilions (faucheux).
Il existe environ 1100 espèces de solifuges décrites, placées dans 141 genres qui composent douze familles.
Alors qu'il est très facile de reconnaître un solifuge, une identification plus poussée (à la famille, au genre ou à l'espèce) est généralement très difficile pour qui n'est pas spécialiste de cet ordre. La plupart des espèces se ressemblent beaucoup, avec des silhouettes similaires et des couleurs dans les tons jaunâtres, orangés ou bruns (même s'il existe des exceptions vivement colorées). Ainsi, ce n'est qu'en comptant les segments des tarses que l'on peut savoir que le solifuge de la photo ci-dessous (photographié dans le massif du Cederberg, en Afrique du Sud) appartient à la famille des Solpugidae!

Vue générale d'un solifuge femelle (famille des Solpugidae), à l'aspect très typique de cet ordre.

Pour comparaison, une mygale (Harpactirella sp., Theraphosidae) qui partage le même habitat que le solifuge de la photo précédente.

Parmi les différences les plus notables avec les araignées, on peut citer le corps entièrement segmenté qui semble être en trois parties: la "tête" (propeltidium), très développée, est nettement distincte de la partie thoracique du prosome, segmentée et étroite. L'ensemble du corps est d'ailleurs segmenté, y compris l'abdomen, alors que chez les araignées (voir la mygale illustrée ci-dessus), cette segmentation est réduite à l'extrême, tous les segments du prosome et de l'opisthosome (abdomen) sont fusionnés.

Pas de soie pour les solifuges...
L'une des caractéristiques les plus célèbres des araignées est leur capacité à produire de la soie, qui joue un rôle capital dans leur vie quotidienne: protéger leurs œufs, se construire un abri, capturer et maitriser une proie, sont quelques-uns des nombreux usages que les araignées font de cet extraordinaire matériau. La soie des araignées est produite par les filières, des appendices qui se trouvent, chez la plupart d'entre elles, à l'extrémité de l'abdomen (la mygale illustrée plus haut est dotée de longues filières qui pointent nettement au bout de son abdomen), et constituent l'appareil séricifère le plus complexe chez les Arachnides.
Pour autant, elles ne sont pas les seules à en produire: les pseudoscorpions et certains acariens sont également dotés de glandes à soie, même si l'usage qu'ils en font est plus limité que chez les araignées.
En revanche, comme les scorpions et les opilions, les solifuges ne possèdent rien de tel. Pour s'abriter des prédateurs et de la rudesse du climat qui caractérise leurs habitats, ces derniers adoptent donc la même stratégie que la plupart des petits animaux du désert: ils creusent des terriers.

Solifuge creusant un terrier dans le sable

Comme ils ne peuvent pas, contrairement aux araignées, consolider les parois de leur terrier avec de la soie, le terrain doit être soigneusement choisi; c'est l'une des raisons pour lesquelles les solifuges ont souvent des exigences écologiques bien précises (Punzo, 1998), une espèce de solifuge ne se trouvant que dans certains micro-habitats d'un milieu (toutes les espèces ne recherchant pas forcément les mêmes terrains).

Et pas de venin non plus!(semble-t-il)
C'est LA grande question concernant les solifuges: sont-ils venimeux?
Les légendes, récentes et anciennes, prêtent à leurs morsures d'effrayantes conséquences. Pourtant, la plupart des sources académiques (dont Punzo, 1998) s'accordent sur la relative innocuité des morsures de solifuges sur l'Homme (en dehors du risque infectieux lié à toute pénétration de la peau par un corps étranger non désinfecté).
Ceci dit, la question de la production de venin par les solifuges (qu'il soit actif sur l'Homme ou non) est plus complexe qu'il n'y paraît. En 1978, Arushami & Rajulu décrivent, dans les chélicères de Rhagodes nigrocinctus, un solifuge indien (famille des Rhagodidae), des glandes qu'ils ont interprété comme de possibles glandes venimeuses, l'injection de l'extrait de ces glandes à des geckos provoquant une paralysie durant plusieurs jours. D'un autre côté, la recherche d'un tel appareil venimeux chez d'autres solifuges n'a rien donné (Punzo, 1998), et la fonction venimeuse de ces glandes est aujourd'hui remise en question. A priori, les solifuges, contrairement aux araignées et aux scorpions, ne seraient donc pas venimeux, à l'exception possible d'une ou plusieurs espèces de Rhagodidae.

Deux yeux?
Chez les solifuges, seuls deux yeux sont visibles: ronds et noirs comme ceux d'une peluche, assez grands, ils sont situés tout à l'avant de la tête, en position médiane. Des yeux vestigiaux, non visibles, sont également présents sur les côtés du propeltidium ("tête"). Bien que dissimulés sous le tégument, ils sont pigmentés et semblent fonctionnels chez certaines espèces (Punzo, 1998).
La vue des yeux principaux semble jouer un rôle important dans l'univers sensoriel de ces animaux; quand ceux-ci sont mis hors d'usage, certains solifuges éprouvent de grandes difficultés à localiser leurs proies; chez d'autres espèces, en revanche, cela ne semble pas être très handicapant (Punzo, 1998).

Dix pattes?
Un détail de l'anatomie du solifuge illustré ci-dessous saute aux yeux: quand on compte les paires de pattes, quelque chose ne va pas. La dernière paire est longue et forte, les paires III et II sont aussi robustes, mais plus courtes, suivies par une paire de pattes très minces, puis, tout à l'avant, ce qui ressemble à une cinquième paire de pattes, longues et robustes. Dix pattes? Vraiment? Mais les arachnides n'ont-ils pas huit pattes? Les solifuges ne seraient-ils pas des arachnides?

Six, huit...Dix? Il y a un piège! (Galeodidae, spécimen naturalisé. Longueur du corps 4 cm)

Eh bien si, les solifuges ont bien huit pattes, pour la simple et bonne raison que la cinquième paire de "pattes" n'en est pas une. Il s'agit en fait de pédipalpes, cette paire d'appendices situés près de la bouche, qui présente des apparences et fonctions étonnamment variées d'un ordre d'arachnides à l'autre: pinces broyeuses chez les scorpions et les uropyges, appareils copulatoires chez les araignées mâles, pinces venimeuses chez les pseudoscorpions, monstrueux engins hérissés d'épines chez les amblypyges et certains opilions...
Chez les solifuges, ils ressemblent à des pattes, mais sont en fait complètement différents dans leur structure et leur fonction.

4. De redoutables chasseurs

Les pédipalpes, couteau suisse des solifuges
Qui a la chance de rencontrer un solifuge vivant le remarquera rapidement: les pédipalpes de l'animal ne lui servent pas à marcher. Lorsqu'il se déplace, les trois paires de pattes postérieures le propulsent à toute vitesse, tandis que la première paire de pattes reste immobile et tendue en avant, au ras du sol. Les pédipalpes sont également tendus vers l'avant et agités sans cesse, tantôt en l'air, tantôt tapotant ou frôlant le sol comme des cannes blanches.
Cette façon d'utiliser ces appendices suggère une fonction sensorielle: en effet, ces pédipalpes sont de véritables radars, bardés de capteurs en tout genre (Punzo, 1998). La plupart de ces récepteurs sensoriels sont des soies dont les appendices des solifuges, et en particulier les pédipalpes, sont recouverts.

Tibia d'un pédipalpe de Galeodidae, avec différents types de soies (grossi 25 fois)

Beaucoup de ces soies sont des mécanorécepteurs qui sont là pour détecter les vibrations; celles du sol, mais aussi de l'air. D'autres soies, creuses, sont des chémorécepteurs, qui captent les odeurs; chaque pédipalpe en porte plusieurs centaines (Punzo, 1998).
Un solifuge en chasse tiendra donc ces véritables détecteurs à proies tendus en avant et toujours en mouvement, s'arrêtant régulièrement pour palper le sol à la recherche de vibrations ou de pistes odorantes, tel un chien de chasse miniature sur la piste d'un gibier. L'appareil sensoriel des solifuges (dont les pédipalpes sont une composante essentielle) est si performant qu'il est capable de détecter un insecte fouisseur sous plusieurs centimètres de terre (Punzo, 1998).
Les pédipalpes ne sont toutefois pas les seuls appendices dotés d'un rôle sensoriel; toutes les pattes portent des mécano- et chémorécepteurs. Citons notamment les malleoli, d'étranges organes en forme de petits éventails blancs situés sous les pattes IV, dont la fonction chémoréceptrice est clairement identifiée mais encore mal comprise (Punzo, 1998).

Une fois la proie localisée, le solifuge la capture à la vitesse de l'éclair, grâce, encore une fois, à ses pédipalpes, et de la manière la plus inattendue qui soit.

Extrémité d'un pédipalpe de Galeodidae (grossissement 44x)

Là ou les pattes des solifuges (à l'exception, généralement, de la première paire) portent une paire de longues griffes, bien pratiques pour prendre un appui solide sur des substrats inégaux, l'extrémité des pédipalpes se termine par un tarse en forme de petite cloche. Cette petite cloche dissimule un organe rétractile, l'organe tarsal (Punzo, 1998) qui se trouve, lorsqu'il n'est pas utilisé, dissimulé sous deux petits "volets" de cuticule. Lors de l'utilisation de l'organe, les deux lobes s'écartent pour laisser sortir un petit tampon adhésif en forme de languette, formidablement collant. Comme pour les scopula des araignées ou les doigts des geckos, cet organe adhésif n'adhère pas à l'aide de substances collantes, mais grâce à des aspérités qui accrochent au substrat à l'échelle nanoscopique, grâce à la force de Van der Waals.
Cette petite "ventouse", associée aux incroyables réflexes de l'animal, est une arme redoutable, dont le solifuge se sert pour saisir à une vitesse phénoménale des proies rapides et difficiles à attraper, comme des Orthoptères sauteurs ou des mouches (Punzo, 1998). Notons que la force adhésive de ces organes tarsaux est suffisante pour retenir, malgré ses sauts et ses culbutes, un gros grillon qui se débat férocement, et le jeter en un clin d’œil entre les énormes chélicères de l'Arachnide.

Ciseaux coupe-tout
Ces chélicères, parlons-en. C'est probablement ce que vous avez immédiatement remarqué en posant les yeux sur une photo de solifuge pour la première fois. Énormes, velues, souvent plus grosses que l'ensemble du prosome de l'animal, en forme de double bec acéré, garnies de dents pointues... Pas étonnant qu'autant de fantasmes aussi ridicules circulent sur ces animaux depuis l'antiquité. On peut difficilement s'empêcher de se demander quel genre d'horribles toxines ces ciseaux de l'enfer pourraient bien injecter dans votre chair vulnérable et terrifiée!

Mère-Grand, que vous avez de grandes dents!

Pourtant, nous l'avons dit plus haut, si cet animal vous mordait, il ne vous injecterait rien de bien méchant. Contrairement aux seringues creuses des araignées, les chélicères des solifuges ne sont dotées d'aucun canal interne: ce sont des pinces coupantes qui se ferment de bas en haut, le doigt mobile étant celui du dessous.

Détail des chélicères de Galeodes sp. (grossissement x11)

Toute cette machinerie est actionnée par une musculature extrêmement développée, qui donne leur aspect enflé et globuleux aux chélicères et au propeltidium, où s'insèrent celles-ci. Dans l'absolu, la force développée par ces muscles est variable d'une famille à l'autre (les chélicères des Galeodidae, par exemple, sont beaucoup moins fortes que  celles des Rhagodidae) mais reste globalement comparable à celle des pièces buccales d'autres Arthropodes. C'est en fait le volume des muscles et la taille des chélicères, ainsi que les dents, en concentrant la pression sur des points précis, qui font in fine de ces appendices des armes redoutables, capables de briser des carapaces et trancher dans les chairs de la proie.
Après la mise à mort, les chélicères vont également servir à réduire le repas en bouillie, tout en y faisant pénétrer des enzymes digestives, de manière à le liquéfier pour permettre l'ingestion.
Comme ils sont dépourvus de venin, les solifuges sont plus limités que les araignées (dotées de venin, mais surtout de soie) dans le choix de la taille de leurs proies, qu'ils doivent neutraliser rapidement, à la seule force de leurs chélicères. Ils ne s'attaquent donc pas à des animaux beaucoup plus gros qu'eux (Punzo, 1998).

Les chélicères, ceci dit, ne sont pas restreintes à un rôle alimentaire. Chez beaucoup d'espèces, en particulier celles qui font des terriers dans les sols plutôt compacts, elles servent également de pioches pour entamer la terre, dégagée ensuite à l'aide des pattes.

Solifuge en plein fouissage. Noter les chélicères largement ouvertes, en train de mordre le sol.

Enfin, c'est avec les chélicères que les solifuges vont se défendre contre les adversaires de grande taille. Pour le bluff principalement: leur morsure non venimeuse ne peut faire que des dégâts très limités sur un gros animal. Tout au plus peuvent-ils pincer méchamment, mais même des solifuges de taille importante peuvent parfois s'avérer incapables de percer la peau humaine.
Ceci dit, la parade défensive d'un solifuge ne donne pas envie d'aller lui chercher des poux sur la tête. A la moindre alerte, l'animal se tourne en direction de l'assaillant, pédipalpes dressés et chélicères largement ouvertes (Punzo, 1998). Si la menace se confirme, il fait face et campe sur ses positions, chélicères toujours grandes ouvertes, émettant, en les frottant l'une contre l'autre, une stridulation qui sonne comme des séries de cliquetis secs (vidéo). L'abdomen, partie la plus vulnérable du corps, est tenu redressé pour le protéger, mais aussi, peut-être, comme mimétisme, certaines espèces ressemblant beaucoup, dans cette position, à des scorpions.
Si l'adversaire ne recule toujours pas, le solifuge peut charger ou bondir, cherchant à mordre; il profitera alors de l'effet de surprise généré par la manœuvre pour détaler sans demander son reste.

Mais au fait, c'est gros comment un solifuge?
Bien sûr, les monstres de 40 centimètres ne sont que pure fiction. Il n'empêche que les solifuges restent des arachnides de taille relativement grande: les plus petits ne mesurent qu'environ un centimètre (sans les pattes). La taille moyenne se situe autour de 3 ou 4 centimètres, tandis que les plus grands, comme certains Solpugidae ou des espèces du genre Galeodes, peuvent dépasser 7 cm de long, pour une grosse quinzaine de centimètres en comptant pattes et pédipalpes.

Un très grand Galeodes sp., long de tout juste 15 cm.

Un tout petit solifuge d'à peine 3 cm, appendices compris (vraisemblablement un Daesiidae)
 
Les solifuges sont donc des Arthropodes de taille plutôt respectable, qui peuvent se nourrir d'une grande variété de proies; des petits vertébrés comme des lézards, serpents ou micromammifères peuvent figurer au menu des plus grandes espèces, à coté de toutes sortes d'insectes ou d'Arachnides. Si certains sont des spécialistes qui se nourrissent uniquement de termites (Punzo, 1998), la plupart sont des prédateurs opportunistes, qui vont s'attaquer à tout ce qui est assez petit pour être mangé.
En revanche, contrairement à ce qui est parfois affirmé, ils n'ont pas un appétit particulier pour les scorpions.

Gravure du XIXe siècle (auteur inconnu) représentant un solifuge aux prises avec un scorpion.(source)
 
S'il leur arrive occasionnellement de s'attaquer avec succès à ceux-ci, sectionnant d'abord le telson (dard) du scorpion pour le neutraliser, ces derniers ne représentent pas une des proies favorites des solifuges. En fait, comme pour les mangoustes et hérissons face aux serpents, cette réputation d'ennemis naturels leur vient du fait d'être souvent opposés l'un à l'autre lors de combats provoqués et mis en scène par des humains. Le solifuge n'en sort d'ailleurs pas toujours gagnant (Punzo, 1998), loin s'en faut; il n'est pas immunisé contre les venins de scorpions, et s'il est piqué, une mort rapide est inévitable.

Même pour un très grand solifuge, cet énorme scorpion fouisseur (Opistophtalmus leipoldti) reste un redoutable adversaire, qu'il évitera d'affronter... A moins d'y être forcé.

Ce gecko nain (Goggia sp.) d'à peine trois centimètres aurait, en revanche, beaucoup plus de souci à se faire...

5. Live fast...

"Frénétiques" est sans doute le qualificatif qui sied le mieux aux solifuges. Chasser, courir, manger, creuser, tout ce que fait le solifuge au quotidien est fait dans une fébrile et incessante agitation. Ces animaux bougent vite, et surtout constamment.
Par cet aspect, ils se distinguent radicalement de la plupart des araignées et des scorpions, qui passent de longs moments immobiles, et dont la course (qui peut être rapide) reste saccadée avec des pauses fréquentes (ce qui les rend très agréables à photographier). Les solifuges, eux, alternent course et marche, changent sans cesse de direction (y compris, parfois, droit sur l'observateur), mais ne font que rarement, et brièvement, des pauses (ce qui en fait des modèles fort peu coopératifs).
Le secret de l'endurance des solifuges serait leur système respiratoire, très différent de celui des araignées et des scorpions. Là ou ces derniers sont dotés de poumons en feuillets (la plupart des araignées possèdent également des trachées, certaines n'ont que l'un ou l'autre) vers lesquels est amenée l'hémolymphe qui transporte les gaz sous forme dissoute, les solifuges sont dotés de 4 spiracles qui ouvrent sur un important réseau de trachées, qui se ramifient partout dans le corps, en particulier dans les appendices. Ce système respiratoire, qui ramène directement l'oxygène, sous forme gazeuse, jusqu'aux tissus, permet un transport de celui-ci beaucoup plus efficace que sous forme dissoute dans le sang. C'est cet important apport d'oxygène qui leur permet cette incessante activité. Bien évidemment, un tel mode de vie est très énergivore, c'est pourquoi les solifuges sont remarquablement voraces: un juvénile de Galeodes sp. de 5 mm (Punzo, 1998) a été vu dévorant 100 mouches en 24h! Au repos, le rythme cardiaque et respiratoire des solifuges baisse drastiquement; cela leur permet de faire des économies d'énergie, et également de survivre au taux d'oxygène bas et de CO2 élevé de l'intérieur de leurs terriers (Punzo, 1998).

Des coureurs rapides...Mais pas autant que la légende le dit!
Tout ce qui circule sur les solifuges est exagéré à l'extrême, y compris, bien sûr, ce qui concerne leur capacités de course: les hoax les disent capables de rattraper une Jeep militaire, à plus de 40 km/h! Bien évidemment, une telle rapidité pour un animal aussi petit est complètement irréaliste. Une distance donnée, pour un petit animal, est proportionnellement bien plus longue que pour un grand, puisqu'elle représente un plus grand nombre de fois la longueur de son corps (que nous abrègerons ci-après par LC). Ainsi, une vitesse de pointe de 40 km/h représenterait, pour un solifuge de 5 cm, une distance correspondant à environ 220 fois la longueur de son corps, parcourue en une seconde!
Pour comparaison, le record de vitesse absolue chez un animal terrestre, détenu par le guépard (sachant que, dans la nature, ils ne courent jamais à cette vitesse), de 110 km/h, équivaut, pour un guépard de 1.10m (taille, sans la queue, d'une petite femelle, choisie pour faciliter le calcul), à une vitesse relative d'environ 27.8 LC/s. L'objet terrestre le plus rapide, la voiture-fusée supersonique Bloodhound SSC de 12,8 m de long, est prévue pour atteindre une vitesse de pointe de 1620 km/h, soit une distance de 35 fois sa longueur parcourue en une seconde.
Ramenée à la taille du guépard, la vitesse relative prétendue des solifuges correspondrait à 242 m/s, soit une vitesse de course de 871 km/h!
Bien évidemment, la masse, proportionnellement beaucoup moins importante, des petits animaux, leur permet d'atteindre des vitesses relatives bien supérieures à celles des grands, mais tout de même...
Cela en ferait (en vitesse relative) les coureurs les plus rapides du règne animal, dépassant même l'animal le plus véloce connu, l'acarien Paratarsotomus longipalpis, dont la vitesse relative maximale est de...214 LC/s! Record qu'il peut atteindre grâce à sa très petite taille (0.7 mm) qui n'engendre presque aucun frottement de l'air, sa masse infime qui lui permet de se déplacer très vite sans efforts, et les températures extrêmes auxquelles il est actif (40 à 60°C) qui autorisent un métabolisme très élevé.
L'effort que représenterait une course à 40km/h pour un animal de la taille d'un solifuge serait intenable; il est donc très vraisemblable que cela soit biologiquement impossible, et il est absolument certain que, dans la réalité, les solifuges en sont très loin.
On retrouve assez fréquemment, dans la littérature plus sérieuse, une vitesse de pointe de 16 km/h, ce qui reste impressionnant. Pour le même solifuge de 5 cm, cela correspondrait tout de même à 88 LC/s... Impressionnant mais vraisemblable: d'autres arthropodes coureurs, comme certaines araignées (76-79 LC/s), les crabes fantômes (100 LC/s) ou la fourmi du désert Cataglyphis bombycina (74 LC/s), atteignent des vitesses relatives similaires... Et les cicindèles, les insectes les plus rapides connus, peuvent courir deux fois plus vite (171 LC/s)!

Les cicindèles (sous-famille des Cicindelinae, ici un couple de Lophyra nitidipes) sont des insectes prédateurs exceptionnellement rapides

Le principal problème de cette donnée est qu'elle ne trouve aucun support dans la littérature scientifique, et ne semble malheureusement pas reposer sur des mesures publiées.
Les mesures disponibles sont, pour l'heure, très inférieures à 16 km/h: un Galeodes sp. a été chronométré à  53 cm/s (Punzo, 1998), soit environ 2 km/h... Ce qui ne semble pas sensationnel, mais correspond quand même à 10 LC/s; au mieux de sa forme, Usain Bolt ne fonce qu'à 6 LC/s!
En chasse, Metasolpuga picta (Solpugidae) croise en moyenne à 1 km/h (Punzo, 1998), alternant course et marche plus lente.
Tenir une telle cadence sur un temps long est une performance pour un Arthropode, et, comme leurs mouvements sont rapides et incessants, les solifuges donnent visuellement l'impression d'aller beaucoup plus vite qu'ils ne le font réellement.
Il est toutefois très vraisemblable qu'ils puissent courir à bien plus de 2 km/h, au moins pour fuir un prédateur; de nouvelles recherches seraient donc nécessaires pour savoir à quelle vitesse courent vraiment les "araignées du vent".

6. ... Die young

Peut-être à cause de leur métabolisme élevé, les solifuges ont une vie très courte, comparée à d'autres arachnides tropicaux de taille similaire (mygales, scorpions). Ils ne vivent qu'environ un an (Punzo, 1998), se reproduisant une ou deux fois (suivant les espèces) au cours de leur vie. Leur croissance est donc rapide, et l'âge adulte dure un à trois mois; les femelles, qui pondent et gardent leur progéniture jusqu'à ce qu'elle quitte le terrier, vivent significativement plus longtemps que les mâles.

7. Inadaptés à l'élevage

A cause de leur allure singulière et de l'aura que leur a procuré leur célébrité, ces fascinants arthropodes rencontrent un engouement croissant sur le marché des nouveaux animaux de compagnie (NAC). Pourtant, contrairement à d'autres arachnides (certaines araignées en particulier), ils ne se prêtent pas du tout à l'élevage en captivité. A cause de leur durée de vie courte, ils ne subsistent jamais longtemps en terrarium, d'autant qu'ils sont généralement vendus déjà adultes ou subadultes. De plus, leurs exigences écologiques particulières et leur habitat difficile à répliquer fidèlement rendent leur maintien très délicat. Leur reproduction en captivité relève de l'impossible (Punzo, 1998); même dans les (le, autant qu'on le sache ça ne s'est produit qu'une fois, en laboratoire) cas où une ponte et des jeunes ont pu être obtenus, leur taux de mortalité était bien plus élevé que dans la nature (Punzo, 1998). Tous les individus disponibles sur le marché sont donc issus de captures dans la nature, avec les menaces évidentes sur les populations sauvages qu'implique un prélèvement non régulé d'animaux mal connus. De plus, cela veut dire que l'âge et l'état de santé des spécimens vendus est inconnu, d'où une durée de vie en captivité souvent très courte, même dans des conditions optimales.
Même s'ils sont inoffensifs et fascinants, mieux vaut donc s'abstenir d'essayer d'élever ces animaux. Bien sûr, cela rend l'étude de leurs comportements et de leur mode de vie d'autant plus difficile...


Les solifuges ne sont pas des animaux à élever. C'est dans la nature qu'ils doivent être admirés....

Rapides, voraces, éphémères; l'existence entière des solifuges semble se dérouler à cent à l'heure. Bien qu'ils soient aussi étranges que l'animal terrifiant dépeint dans les légendes, nous n'avons rien à craindre de ces mini-monstres qui semblent venus d'une autre planète. Inaccessibles, difficiles à étudier, à identifier et à élever, ils sont encore très loin d'avoir livré tous leurs secrets...

 

Bibliographie (papier)

Punzo F. The biology of Camel spiders (Arachnida, Solifugae). Kluwer Academic Publishers, Norwell (Massachusetts), 260 pp, 1998. 

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