Spider Tales 11: les mygales en 5 idées reçues

 

 "Une grosse araignée poilue, tropicale et venimeuse": beaucoup d'idées irrationnelles cristallisent autour du mot "mygale". 

Dans l'imaginaire populaire, la mygale, c'est le Némésis de l'arachnophobe: l'énorme monstre velu à huit pattes, grand comme une assiette, qui mange des souris et des colibris au petit déjeuner. Heureusement, la mygale vit tapie au fond d'une jungle lointaine, mais peut toujours se cacher parmi des fleurs ou des bananes pour venir semer la panique dans nos contrées.

Pourtant, toutes ces caractéristiques sont en réalité des idées reçues. En fait, même parler de "la" mygale, au singulier, en est déjà une. Ce n'est ni la taille, ni l'origine, ni la dangerosité, qui font qu'une araignée sera, ou pas, classifiée comme une mygale. Petit tour d'horizon du groupe d'araignées le plus malmené par les croyances populaires.

Idée reçue n°1: les mygales sont de très grosses araignées

"Elle était énorme! On aurait dit une mygale!"
Qui n'a jamais entendu, ou dit, une phrase de ce genre? Ce type de formule, fréquemment prononcé au sujet de la tégénaire trouvée dans la baignoire ou le salon, illustre parfaitement à quel point l'amalgame entre "mygale" et "grosse araignée" est ancré dans les esprits. Aussi, apprendre que les plus petites mygales connues ne mesurent qu'environ un ou deux millimètres à l'âge adulte vous surprendra peut-être. 

Ce ne sont pourtant pas vraiment des exceptions, puisque la taille moyenne des mygales se situe en fait autour de deux centimètres.

Cette Nemesia sp. mesure environ 15 mm de long. C'est pourtant bel et bien une mygale adulte, et même une mygale de taille moyenne.
 

Certes, la longueur moyenne des araignées, tous sous-groupes confondus, tourne autour des 5 millimètres. Les mygales sont donc en moyenne plus grandes que les autres araignées.
Cependant, ce n'est pas parce qu'une araignée est une mygale qu'elle est forcément très grosse, ou parce qu'elle est grosse qu'il s'agit forcément d'une mygale. D'ailleurs, certaines Sparassidae, comme Heteropoda maxima, comptent parmi les plus grosses araignées du monde, sans pour autant être des mygales, ni même de proches cousines de celles-ci.

Malgré ses 3.5 cm de long pour 12 cm d'envergure, cette Palystes superciliosus (en train de manger une blatte), de la famille des Sparassidae, n'est pas du tout une mygale.

En fait, si les mygales ont cette réputation d'araignées géantes, c'est parce que les seules qui soient vraiment connues du grand public sont les plus grosses espèces de la famille des Theraphosidae (que les anglophones nomment "tarantulas" mais qu'il faut éviter de nommer "tarentules" en français, car ce nom désigne déjà une araignée qui n'a rien à voir), très populaires au cinéma, dans les zoos et comme animaux de compagnie. Les Theraphosidae contribuent largement à tirer la taille moyenne des mygales vers le haut, puisqu'elles représentent presque un tiers (un peu plus de 1000 espèces) de leur diversité totale, et qu'une bonne partie des espèces de la famille mesure plus de trois centimètres.

Les Theraphosidae (ici Harpactira tigrina, une espèce africaine) sont les plus célèbres et les plus diversifiées des mygales

Quelques Theraphosidae atteignent des tailles très impressionnantes (jusqu'à 12 cm de long, 30 cm d'envergure et plus de 100g pour les plus grosses femelles des espèces du genre Theraphosa!). Ce sont donc elles, une petite mais très célèbre minorité, qui sont à l'origine de ce cliché sur la taille, ainsi que de beaucoup des autres généralisations abusives.

Les espèces du genre Theraphosa sont des géantes, même au sein de leur famille (photo:Jérémie Lapèze)

Idée reçue n°2: les mygales sont des araignées tropicales

Dans l'imaginaire, le mot "mygale" est généralement associé à des images de jungles impénétrables ou de déserts écrasés de soleil. Là aussi, c'est des grandes espèces de Theraphosidae, surtout répandues dans les régions tropicales et subtropicales, que vient cette réputation.
Il est vrai que l'essentiel de leur diversité se concentre dans les zones tropicales.
Cependant, ce gradient latitudinal de biodiversité concerne pratiquement tous les groupes d'organismes vivants, qui tendent à être plus diversifiés sous ces latitudes que dans les régions plus froides.
Bien qu'elles ne fassent pas exception à cette règle, les mygales se rencontrent en fait à peu près partout dans le monde.
Certaines régions tempérées, comme la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande et la côte ouest de l'Amérique du Nord, sont même des "points chauds" de diversité pour les mygales, abritant de nombreux genres et même des familles endémiques¹.

La France continentale et la Corse ne sont pas en reste. Trois familles (quatre si l'on inclut Macrothele calpeiana, de la famille des Macrothelidae, qui est endémique d'Espagne mais franchit fréquemment la frontière avec les oliviers andalous) y sont représentées, totalisant une grosse vingtaine d'espèces: deux Atypidae, trois Ctenizidae (dont deux en Corse, et une troisième dans les Alpes Maritimes) et seize espèces de Nemesiidae, la famille la plus représentée dans nos régions.

Carte de répartition des trois familles de mygales natives de France métropolitaine

Les Nemesiidae (ici un mâle Nemesia sp.) sont les mygales les plus diversifiées en France métropolitaine

L'Europe, l'Afrique du Nord et l'Asie Mineure comptent plus de 130 espèces de mygales, principalement répandues autour du bassin méditerranéen. Même les Theraphosidae y sont représentées par une dizaine d'espèces, dont la plus proche de nous, Ischnocolus valentinus, vit en Espagne et en Sicile.
Toutes ne sont cependant pas méditerranéennes: la plus nordique des mygales européennes, Atypus affinis, se rencontre jusqu'en Suède et dans le sud de l’Écosse; cette espèce, et sa cousine Atypus piceus, sont aussi les seules mygalomorphes que l'on retrouve dans la moitié nord de la France (au nord d'une ligne reliant Bordeaux à Clermont-Ferrand).

Atypus affinis, la plus nordique des mygales européennes, se retrouve jusqu'en Suède (taille réelle: 10-15 mm)


Idée reçue n°3: les mygales sont des araignées poilues

Encore un cliché basé sur les Theraphosidae: les mygales seraient particulièrement poilues. Pourtant, même les Theraphosidae les plus hirsutes ne sont en fait pas poilues.

Cette mygale (Amazonius germani) n'est pas poilue (photo: Jérémie Lapèze)

Pourquoi? C'est très simple: les "poils" des araignées n'en sont pas. Même si le langage courant accepte l'application de ce terme aux arthropodes, les arachnologues, et la plupart des zoologistes, préfèrent parler de soies (ne pas confondre avec LA soie que l'araignée tisse) chez ces animaux, pour marquer le fait que celles-ci ne soient pas homologues du poil des mammifères. En effet, le poil mammalien est un organe complexe, constitué de plusieurs unités, dont un follicule pileux où des kératinocytes (des cellules produisant de la kératine) se divisent, se kératinisent puis meurent, formant la tige du poil, presque uniquement constituée de kératine, qui pousse continuellement.
Les soies des araignées, elles, sont composées de chitine, et sont des expansions du tégument. Contrairement aux poils, une soie n'est pas associée à une machinerie cellulaire qui produit sa chitine. Elles ne poussent donc pas en continu, contrairement aux poils des mammifères, et ne se renouvellent, avec le reste de l'exosquelette, que quand l'araignée mue.
Toutes les araignées possèdent des soies, mais elles peuvent être plus ou moins longues, plus ou moins épaisses et plus ou moins denses.
En deux mots comme en cent, les araignées ne sont pas poilues, elles sont soyeuses.

Comme le reste de l'exosquelette, l'ensemble des soies d'une araignée sont renouvelées à chaque mue (ici une exuvie de Tliltocatl albopilosum)

Ceci dit, qu'il s'agisse de poils ou de soies, les mygales ne sont pas toutes des araignées velues. Alors que les Theraphosidae sont recouvertes de soies particulièrement longues et denses, souvent vivement colorées, beaucoup des autres mygales ont en fait un aspect très glabre, particulièrement au niveau de la carapace.

Beaucoup de mygales, comme cette Macrothele calpeiana, ont un aspect très glabre
 

Il existe de nombreux types de soies chez les araignées, qui remplissent des rôles divers, comme des fonctions protectrices, sensorielles ou de communication (touffes agitées pendant une parade, par exemple).
Les Theraphosidae du continent américain sont même munies d'un type de soies très particulier, pour se défendre contre les petits mammifères prédateurs. Sur l'abdomen de ces araignées, on trouve une plage de soies urticantes, qui se détachent et s'envolent aisément quand celle-ci la frotte avec ses pattes. Au microscope, ces soies révèlent une forme de harpon acéré, à pointes multiples, qui produisent un effet très désagréable quand elles se fichent dans la peau d'un mammifère, et plus encore si elles atteignent les yeux ou les muqueuses respiratoires.
Seules les Theraphosidae du Nouveau Monde sont ainsi armées; celles d'Afrique, d'Eurasie et d'Australie en sont dépourvues.

L'arrière de l'abdomen de cette Tliltocatl albopilosum est couvert de soies urticantes, qu'elle peut frotter en cas de danger pour en projeter sur l'assaillant

Diagramme de la structure microscopique de différents types de soies urticantes (d'après Kaderka et al, 2019)

Idée reçue n°4: les mygales sont des araignées venimeuses

En substance, cette affirmation est vraie. Cependant, elle ne veut pas dire ce que l'on entend généralement par là. Presque toutes les araignées sont venimeuses, et toutes les mygales le sont. Le fait qu'un animal soit venimeux ou pas ne dit rien sur sa dangerosité pour l'Homme. D'ailleurs, comme la quasi-totalité des araignées, la plupart des mygales sont inoffensives.
En fait, la sinistre réputation des mygales vient de l'aspect impressionnant de certaines d'entre elles, qui n'inspire pas confiance à qui ne les connaît pas, et de quelques espèces médicalement importantes.

Comme toutes les mygales, Harpactira tigrina est venimeuse. Comme presque toutes les mygales, elle n'est pas dangereuse (elle ne vous enverra ni à l'hôpital, ni au cimetière)

Atrax robustus, communément nommée "Sydney funnel-web spider", est une mygale endémique de l'ouest de l'Australie, et la seule araignée dont la morsure peut être mortelle pour une personne adulte en bonne santé dans une proportion significative des cas. La morsure de cette araignée a causé la mort d'une quinzaine de personnes entre 1927 et 1980, mais aucun décès n'est plus à déplorer depuis la mise sur le marché d'un antivenin en 1981. Les autres membres de sa famille, les Atracidae, et d'une famille proche, les Actinopodidae, sont également dotées d'un venin similaire, et considérées pour la plupart comme médicalement importantes, avec des envenimations graves causées par plusieurs espèces du genre Hadronyche, mais aucun décès documenté.  

Des études récentes démontrent que l'apparition de ces toxines constitue un seul évènement évolutif, qui s'est produit chez l'ancêtre commun des différentes représentantes de cette famille, en Australie, et non chez plusieurs lignées différentes. La raison pour laquelle ces araignées sont dotées d'un venin aussi toxique pour les primates, totalement absents d'Australie (jusqu'à l'arrivée des humains), est longtemps restée un mystère.
Il semble toutefois très probable que ces toxines aient évolué pour servir d'armes défensives contre les vertébrés prédateurs. Alors qu'elles ont pour principal effet de produire une vive douleur chez la plupart des vertébrés, un accident de l'évolution a fait que leur effet sur les humains, qui s'avèrent y être particulièrement sensibles, est nettement plus dangereux.

Certaines Theraphosidae de l'Ancien Monde, particulièrement en Asie, et dans une moindre mesure en Afrique, sont dotées d'un venin relativement actif sur l'Homme. Les 15 espèces arboricoles du genre Poecilotheria, originaires du sous-continent Indien, sont à la fois très populaires parmi les éleveurs de mygales tropicales, et assez redoutées (probablement plus que nécessaire), à cause de leur rapidité, de leur tempérament parfois réactif, et de leur venin. A cause de sa notoriété et de sa popularité, ce genre est plutôt bien connu cliniquement, et les cas de morsures vérifiées sont assez nombreux. La morsure de ces araignées peut causer des symptômes systémiques comme des nausées, des symptômes similaires à la grippe, des perturbations du rythme cardiaque, et, surtout, des crampes musculaires très douloureuses, qui peuvent durer plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Cependant, même s'il existe des rumeurs prétendant le contraire, il n'existe aucun cas vérifié d'envenimation fatale par une Poecilotheria spp. (ni par toute autre Theraphosidae), et les envenimations sévères (avec symptômes systémiques justifiant une hospitalisation) ne représentent qu'une faible proportion (environ 6%) des cas de morsures. Les Theraphosidae de la sous-famille des Ornithoctoninae, du sud-est Asiatique, peuvent elles aussi causer des morsures similaires, en termes de symptômes et de gravité.
En Afrique, le tableau est plus mitigé: certains genres, comme Pterinochilus, Heteroscodra et Stromatopelma (et probablement Encyocratella, apparenté aux deux derniers) peuvent causer des symptômes systémiques semblables à ceux décrits plus haut. De tels symptômes, à un degré de gravité bien moindre, ont été observés dans des cas de morsures par les genres africains Pelinobius et Hysterocrates (probablement représentatifs du reste des plus grandes Eumenophorinae).
A part Pterinochilus, les Harpactirinae, une sous-famille surtout répandue en Afrique australe, sont globalement considérées comme sans grande importance médicale. Un rapport ancien (1935) fait état de deux cas d'envenimation avec vomissements et état de choc pendant 24h suite à la morsure de l'espèce Harpactirella lightfooti. Cependant, rien de comparable n'a été observé depuis, et ces deux cas sont aujourd'hui largement considérés comme des réactions exceptionnelles, peut-être dues à des soins inadaptés (pose d'un garrot qui coupe la circulation), et non représentatives des conséquences normales d'une morsure²; les Harpactirella spp. ne sont donc plus considérées comme médicalement importantes dans la région.

Les espèces du genre Harpactirella ne sont vraisemblablement pas particulièrement dangereuses, malgré d'anciennes publications suggérant le contraire


Les autres Theraphosidae sont globalement considérées comme des araignées au venin peu toxique pour les humains. La morsure de la plupart des espèces ne cause que des symptômes localisés, bien que la simple taille des crochets des plus grosses la rende évidemment très douloureuse, et que les crampes musculaires semblent être un effet typique de leur venin.

Les Macrothelidae, famille dont fait partie la mygale andalouse (Macrothele calpeiana) ont été, et sont encore, assez souvent citées comme dotées d'un venin assez virulent. Cependant, cette réputation était largement basée sur leur parenté supposée très proche avec les Atrax d'Australie, hypothèse aujourd'hui invalidée. Leur venin n'est d'ailleurs pas pourvu des toxines actives sur les vertébrés que possèdent ces dernières. Bien que la morsure des plus grosses espèces du genre puisse peut-être causer des symptômes systémiques, les très rares envenimations relatées dans la littérature sont bénignes.

Très peu de données existent sur les morsures du reste des mygales. Il faut dire que la plupart d'entre elles sont des araignées aux mœurs excessivement secrètes,que les humains ne croisent que très rarement. Cependant, il est très improbable qu'il existe, parmi elles, des espèces vraiment dangereuses encore ignorées. Sur les près de 3000 espèces de mygales décrites, seule une petite cinquantaine est donc dotée d'un venin pouvant avoir des effets notables sur un humain.

Il n'existe aucune information sur la morsure de cette membre de la famille des Entypesidae, car, comme la plupart des mygales, elle n'a jamais mordu personne.

Idée reçue n°5: les grosses mygales mangent souvent des souris ou de petits oiseaux.

C'est un grand classique des vidéos à sensation; quand on nous parle de grosses mygales, il y a presque toujours une mention de la consommation de vertébrés par ces araignées. En anglais, les plus grosses espèces sud-américaines de la famille des Theraphosidae sont même nommées "bird-eating spiders" (araignées mangeuses d'oiseaux), et un genre sud-américain, Avicularia, tient son nom de sa capacité à capturer de petits oiseaux... De quoi penser que les petits vertébrés mignons sont un des mets préférés des grosses mygales, non? 

La prédation de vertébrés par les arthropodes, et particulièrement par les araignées, frappe l'imagination. Difficile d'expliquer pourquoi sans partir dans des conjectures peu scientifiques, mais il y a sans doute là-derrière un mélange d'anthropocentrisme (plus un animal est étroitement apparenté à nous, plus il inspire de la sympathie, donc nous ressentons plus d'empathie pour la souris que pour le grillon), du contraste entre l'araignée, un animal largement perçu comme répugnant et/ou effrayant, et sa proie à plumes ou à poils, plutôt sur la liste des "mignons", et d'un sentiment d'inversion de l'ordre naturel des choses (l'oiseau mange l'araignée, pas l'inverse) imaginé par notre cerveau, si friand de ces illusions rassurantes d'ordre immuable et de lois universelles dans la nature.

Toujours est-il que ces cas de prédation fascinent, et ce dès la publication, en 1705, des travaux de la grande artiste-naturaliste allemande Anna Maria Sybilla Merian. Ses illustrations, réalisées lors de son expédition au Surinam, ont largement contribué à faire découvrir à l'Occident les grandes Theraphosidae sud-américaines. L'un de ses dessins représente une mygale arboricole du genre Avicularia (matoutou) en train de capturer un colibri. Si cette observation a été accueillie avec scepticisme par certains de ses détracteurs, elle a marqué les esprits, influencé de nombreux artistes ultérieurs, et largement contribué à asseoir l'image de la mygale mangeuse d'oiseaux.

Illustration d'Anna Maria Sybilla Merian (1705) représentant, entre autres, une Avicularia sp. capturant un colibri arraché à son nid (source)
 

Beaucoup plus récemment (2020), une vidéo virale (souvent incorrectement titrée "araignée australienne mangeant un oiseau", alors que les Avicularia vivent en Amérique du Sud) présentant une autre matoutou dévorant un troglodyte, a fait le tour d'Internet, montrant que, trois siècles plus tard, ce genre d'images n'a rien perdu de son pouvoir sur l'imagination.

En 2020, une vidéo virale d'une Avicularia sp. mangeant un troglodyte familier (Troglodytes aedon) a impressionné les internautes (source image: Reddit)

En fait, les cas de prédation de vertébrés par les mygales fascinent tant qu'ils suscitent une attention très supérieure à leur fréquence réelle, même dans la littérature scientifique. Ces observations sont fortement sur-représentées, au point qu'elles constituent la grande majorité des publications concernant le régime alimentaire des Theraphosidae. En revanche, les études empiriques sur la diversité réelle et les proportions relatives, par groupes taxinomiques, des proies consommées par ces araignées sont excessivement rares. Difficile, donc, de savoir à quel point ces animaux sont fréquemment consommés par les mygales.

Il est intéressant de noter que les articles relatant la capture d'oiseaux par ces araignées insistent sur la rareté du phénomène. Le scepticisme rencontré par l'observation de Maria Merian était probablement abusif, mais pas entièrement infondé: les observations documentées de Theraphosidae mangeant des oiseaux dans la nature se comptent sur les doigts de la main.
Il en est de même pour les rongeurs. La réputation de chasseuses de souris des Theraphosidae est, en réalité, largement basée sur des araignées en captivité, qui attaquent volontiers la souris qu'on leur propose comme repas.
Techniquement, les plus grosses Theraphosidae sont tout à fait capables de neutraliser et dévorer une souris. Leur masse corporelle est sensiblement similaire, voire supérieure, à celle du rongeur (une vingtaine de grammes en moyenne), et leurs crochets, qui dépassent facilement le centimètre, leur permettent d'en triompher aisément.

les crochets de Theraphosa blondi peuvent mesurer 2 cm de long... Plus qu'il n'en faut pour venir à bout d'une souris

Cela n'empêche pas que les observations documentées de mygales capturant spontanément des mammifères dans la nature soient très rares. Ni les souris, ni les oiseaux ne sont régulièrement au menu des Theraphosidae sauvages.
Ces mygales sont, pour la plupart, des prédateurs opportunistes, qui mangent en fait à peu près tout ce qu'elles peuvent maîtriser: l'occasion fait le larron. Ainsi, Theraphosa blondi a été observée consommant des proies aussi variées que des insectes, des serpents, des grenouilles et des vers de terre.
A deux occasions, cette mygale a été vue en train de manger des oiseaux... Cependant, dans les deux cas, ceux-ci étaient prisonniers d'un filet, lors d'opérations de baguage. Les araignées n'avaient donc pas spontanément capturé les oiseaux, mais simplement profité d'une occasion où ils ne pouvaient pas s'enfuir.

En fait, l'écrasante majorité des vertébrés capturés par des mygales dans la nature ne sont ni des rongeurs, ni des oiseaux, mais des grenouilles. Il faut dire que, contrairement aux oiseaux, la plupart des grenouilles ont une activité surtout nocturne, comme les mygales, qu'elles sont très abondantes dans les forêts tropicales, et que de nombreuses espèces sont minuscules... Donc d'une taille idéale pour être la proie d'araignées.
En effet, les grenouilles sont connues pour être les seuls vertébrés qui représentent vraiment une partie importante de l'alimentation de certaines mygales: deux espèces australiennes, Idiosoma rhaphiduca (Idiopidae) et Hadronyche formidabilis (Atracidae), ont été observées avec de nombreux restes d'amphibiens dans leurs retraites.

A part ces cas particuliers avec les grenouilles, la consommation de vertébrés, et particulièrement d'oiseaux et de mammifères, est très anecdotique pour les mygales. La seule étude empirique disponible sur le régime d'une grosse Theraphosidae, Aphonopelma steindachneri, une espèce potentiellement capable de manger de petits vertébrés, ne comptabilise que des arthropodes, qui représentent la quasi-totalité des proies.
L'image de la mygale géante mangeuse d'oiseaux et de rongeurs est donc une généralisation abusive, basée sur des observations anecdotiques d'évènements rares mais frappants.
Évidemment, les mygales plus petites n'incluent jamais ces animaux à leur menu.
La taille est un net facteur limitant dans le choix des proies des araignées, principalement pour celles qui ne les piègent pas à l'aide d'une toile (cas de la plupart des mygales); la majorité des proies choisies mesurent entre 50 et 80% de la taille du prédateur. Pas étonnant, donc, que la majorité des vertébrés capturés soient en fait des grenouilles de moins de 45 mm de long.

D'ailleurs, en termes de taille de proies capturées, ce ne sont pas les mygales qui remportent la palme des plus grosses proies, ni celle des meilleures chasseuses de vertébrés

Malgré leur taille relativement petite (7-20 mm, pour une masse moyenne d'environ 0.5g) les Latrodectus spp. ("araignées veuves"), sont de redoutables chasseuses, responsables de 80% des cas  observés de captures de rongeurs par des araignées!
Si elles sont capables de ces exploits, c'est grâce à leur venin très actif sur les vertébrés, mais aussi et surtout grâce aux fils extrêmement solides de leurs toiles, qui peuvent retenir une souris, voire un rat, sans se rompre.
Certaines espèces des genres voisins Steatoda et Parasteatoda (eux aussi de la famille des Theridiidae) ont également été vues, plus rarement, en train de capturer, ou de tenter de capturer, des souris ou des lézards.

Les grosses mygales ne sont donc ni de grandes mangeuses de souris et d'oiseaux, ni les seules araignées capables d'en capturer, ni les plus douées en la matière!

Au jeu de l'attrape-souris, les veuves (Latrodectus spp.), avec leurs toiles très solides, sont bien meilleures que les mygales.


Mais du coup, c'est quoi une mygale?

Finalement, si toutes les caractéristiques que nous leur attribuons habituellement sont en fait des idées reçues, qu'est-ce qui définit une mygale? 

En fait, le mot "mygale" désigne les Mygalomorphes, un groupe particulier d'araignées, défini par des caractéristiques et une histoire évolutive communes. 

Dans la classe des Arachnides, on trouve différents ordres, comme par exemple les araignées et les scorpions.
Dans l'ordre des araignées (Araneae), on trouve deux sous-ordres: les Mesothelae et les Opisthothelae. 

Le sous-ordre des Mesothelae est principalement représenté par des fossiles, et ne compte que deux familles actuelles (Liphistiidae, 62 espèces, et Heptatelidae, 107 espèces), toutes deux endémiques de l'est de l'Asie. Les Mesothelae présentent des caractères qui les distinguent de toutes les autres araignées actuelles, notamment une segmentation nette de l'abdomen, matérialisée par une série de plaques dorsales, et la présence de plus de six filières (soit huit, soit six et un vestige de la huitième paire), qui ne sont pas situées à l'arrière de l'abdomen, mais dessous, juste derrière les orifices respiratoires et génitaux; c'est de là que vient leur nom, "Mesothelae" signifiant "filières au milieu (de l'abdomen)".

Le sous-ordre des Opisthothelae, mot qui veut littéralement dire "filières à l'arrière", contient toutes les autres araignées actuelles (plus de 50 000 espèces), mygales et non-mygales. Ce sous-ordre se distingue de l'autre par la présence d'un espace important entre les orifices génitaux et les filières, qui se trouvent tout à l'arrière de l'abdomen et sont au nombre de six au maximum. Chez les Opisthothelae, les segments de l'abdomen sont totalement fusionnés et invisibles; tout au plus trouve-t-on une petite plaque dure, relique de cette segmentation, chez certaines familles de mygales (les Atypidae, par exemple).

Vue ventrale d'une araignée opisthothèle (Segestria florentina). En vert, les ouvertures pulmonaires. En jaune, le sillon épigastrique, où se situe la fente génitale. En rouge, les filières. Notez le grand espace entre le sillon épigastrique et les filières.

Le sous-ordre des Opisthothelae est lui-même divisé en deux infra-ordres, les Araneomorphae et celui qui nous intéresse ici, les Mygalomorphae (les mygales).

Une épeire (Araneus quadratus), de l'infra-ordre des Aranéomorphes, et une mygale (Harpactira sp.), de l'infra-ordre des Mygalomorphes, toutes deux membres du vaste sous-ordre des Opistothelae


Sur les quelques 50 000 espèces décrites dans le sous-ordre des Opisthothelae, environ 3000 sont des Mygalomorphes. L'immense majorité des araignées actuelles, environ 47000 espèces, sont donc des Aranéomorphes et non des mygales.

La monophylie de l'infra-ordre des mygales n'a jamais vraiment été l'objet de doutes de la part des scientifiques, et s'est trouvée systématiquement confirmée par les analyses récentes basées sur le code génétique.

Il est pourtant étrangement difficile de trouver des caractères morphologiques uniques à ce groupe¹. 

La plupart des critères permettant de facilement reconnaître les Mygalomorphes ne sont en réalité pas uniquement trouvés dans cet infra-ordre, mais sont aussi présents chez les Mesothelae et/ou certaines Aranéomorphes.
En fait, le seul caractère morphologique absolument propre aux Mygalomorphes¹ est la présence, dès le début du développement embryonnaire, de six filières ou moins (beaucoup de familles de mygales n'en ont que quatre). Les Mesothelae en ont plus de six, et, chez les Aranéomorphes, cette paire est transformée en un organe appelé cribellum, impliqué dans le tissage, ou réduit à un organe vestigial, le colulus¹. Chez les mygales, il n'existe absolument aucune trace de cette huitième paire¹.

Heureusement, il existe des critères nettement plus faciles qui, sans être des attributs uniques à ce groupe, permettent de reconnaître aisément les mygales. Les espèces illustrant cet article appartiennent à cinq familles différentes; pourtant, de nettes similitudes ne vous auront probablement pas échappé.
Cet "air de famille" vient principalement de l'orientation de leurs chélicères: celles des mygales sont presque parallèles, tandis que celles des Aranéomorphes se font face. On les qualifie, respectivement, d'orthognathes et de labidognathes. Les chélicères orthognathes, que l'on retrouve chez les mygales et les Mesothelae, bougent dans le plan vertical, tandis que les chélicères labidognathes bougent dans le plan horizontal, comme une pince.
Au repos, les crochets des mygales sont repliés sous le paturon des chélicères, tandis que chez les Aranéomorphes ils se replient sur la face interne de celles-ci.

représentation du mouvement de chélicères orthognathes et labidognathes (source de l'image: Universalis France)

Comme les chélicères orthognathes se projettent en avant du corps et non vers le bas, moins de contrainte s'exerce sur leur taille. De ce fait, les mygales ont généralement des chélicères très volumineuses. Chez Atypus, elles sont presque aussi longues que le céphalothorax entier!

Cela donne aux Mygalomorphes une allure très reconnaissable. Si vous trouvez une araignée dotée de chélicères orthognathes mais sans segmentation visible sur l'abdomen (ce qui est presque toujours le cas, à moins que vous vous trouviez en Asie orientale et que vous ayez un gros coup de chance), vous identifierez sans peine une mygale.
De plus, la plupart des mygales ont aussi 8 yeux réunis en un petit groupe compact et 2 paires de poumons (une seule paire chez la majorité des Aranéomorphes).
Alors que les pédipalpes sont généralement très courts chez les Aranéomorphes (il existe quelques exceptions), ceux des Mygalomorphes sont en général beaucoup plus longs, au point de donner la fausse impression, chez certaines espèces, d'une cinquième paire de pattes.

De volumineuses chélicères parallèles et de petits yeux réunis en un groupe compact: pas de doute, cette Nemesia sp. est bien une mygale.

En se retournant presque sur le dos lors de sa parade défensive, cette Harpactira tigrina nous montre plusieurs caractéristiques typiques des mygales: ses longs pédipalpes, ses chélicères orthognathes, et ses deux paires de poumons (flèches rouges)


Terminons sur une pensée qui ne devrait maintenant plus vous faire peur: même si vous n'en avez jamais vu, vous avez sans doute déjà été beaucoup plus près d'une mygale que vous ne l'imaginiez. Peut-être même était-elle juste sous vos pieds.
Il faut dire que la majorité des mygales sont des animaux exceptionnellement discrets et difficiles à voir, même pour qui sait où chercher. Alors que la toile est la grande spécialité des Aranéomorphes, les mygales (dont toutes les espèces natives de France métropolitaine) donnent plutôt dans le terrier. 

Ces terriers peuvent être très élaborés ou au contraire rudimentaires (un simple trou), et souvent très bien camouflés, avec des entrées couvertes par des trappes, des tourelles, ou, dans le cas des Atypidae, une "chaussette" de soie qui ressemble à une racine. Chez beaucoup d'espèces, les femelles ne quittent jamais le terrier, et chassent en se plaçant simplement en embuscade à l'entrée.
Il existe évidemment des exceptions: certaines (les Macrothelidae, par exemple) fabriquent des toiles en forme d'entonnoirs ou de chapiteaux, et quelques espèces (chez les Theraphosidae, par exemple) ont abandonné le monde souterrain pour vivre dans les arbres, occupant les trous des troncs creux ou fabriquant des loges sous les écorces.

La trappe, parfaitement camouflée, d'une Nemesia sp.

Loge d'une mygale arboricole de la famille des Migidae sur un tronc d'arbre (Afrique du Sud)

Toile de Macrothele calpeiana

Les mygales sont un groupe d'araignées diversifié, fascinant et très méconnu. Derrière le voile d'idées reçues et d'informations sensationnelles sur-représentées, énormément de choses concernant leur biologie restent à découvrir, et de nombreuses espèces attendent encore d'être décrites. 



Références papier:

¹ Platnick N., ed. Spiders of the world: a Natural History. Ivy Press, Brighton, 2020.
² Filmer M. Filmer's Spiders: An Identification Guide for Southern Africa. Struik Nature, Cape Town, 2010.
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Sauf mention contraire (source entre parenthèses), je suis l'auteur des images illustrant ce blog, qui ne sont pas libres de droit. Les photos de Jérémie Lapèze ont été utilisées avec autorisation de l'auteur. Elles ne sont pas libres de droit non plus. 




Commentaires

  1. Cette longue publication est construite avec un grand sens pédagogique! Bravo une fois de plus Benjamin:)
    J'ai découvert un pan du vivant que je n'avais approché que par bribes...MERCI.

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