Spider Tales 9: Tarentules, tarentelles et mygales

"Tarentule" (oui, en français, ça s'écrit avec "-en". Cela a son importance, vous allez voir).

Un mot que tout le monde connaît. Vous le connaissez forcément, vous savez que c'est une araignée, et vous avez probablement une image de cette araignée en tête; quelque chose comme ça:

Grosse, trapue, velue: typiquement le genre de bête qu'évoque le mot "tarentule" (Tliltocatl albopilosum)

Cette araignée que vous imaginez en entendant le mot "tarentule" est une mygale de la famille des Theraphosidae. Il s'agit de la famille la plus diversifiée (avec presque 1000 espèces décrites) et la plus connue de l'infra-ordre des Mygalomorphae (les mygales). Leur célébrité leur vient de la taille spectaculaire, des couleurs chatoyantes et du tempérament tranquille de certaines espèces, qui leur vaut de nombreuses apparitions au cinéma et une grande popularité comme Nouveaux Animaux de Compagnie (NAC).

Certaines Theraphosidae, comme Theraphosa blondi, sont parmi les plus grosses et les plus lourdes des araignées (Photo:Jérémie Lapèze)

Beaucoup de Theraphosidae (ici Harpactira sp.) ont des couleurs vives et des motifs attrayants

Craintes par une grande partie de la population, les araignées sont largement présentées sous un jour effrayant par les médias et la culture populaire (ce qui est à la fois cause et conséquence de la crainte qu'elles inspirent). Elles sont, de ce fait, omniprésentes au cinéma, dans le genre horrifique en particulier (mais pas seulement), et ce depuis les premiers balbutiements du 7e art. Qu'elles y apparaissent comme antagoniste principal ou secondaire, comme élément de décor explicitement anxiogène ou purement symbolique, les bêtes à 8 pattes sont parmi les animaux les plus représentés à l'écran.

Étant à la fois impressionnantes par leur aspect et leur taille, et faciles à gérer et filmer du fait de leur tempérament placide, les "tarentules" américaines (en particulier Brachypelma spp., Grammostola spp. et Tliltocatl spp.) sont, de loin, les araignées les plus utilisées pour les tournages (souvent en association avec du CGI ou des animatroniques).


Affiche du film "Tarantula", de Jack Arnold (1955)

Affiche du film "Spiders 2" de Sam Firstenberg (2001), ornée d'une Grammostola sp.

C'est en grande partie par ce biais que les "tarentules" sont (re)devenues connues de tous en Occident. Bien sûr, ces grosses mygales y étaient déjà présentes avant cela dans les livres, les muséums et les jardins zoologiques; c'est cependant le cinéma qui a le plus largement contribué à asseoir leur célébrité, et à en faire un élément classique de l'esthétique horrifique.
Theraphosidae arboricoles, par Anna Maria Sibylla Merian (1705)

C'est donc depuis l'anglais des productions hollywoodiennes que le mot "tarantula" est revenu à notre langue, comme nom commun des Theraphosidae, plus particulièrement des plus grosses espèces du continent américain. C'est aussi le cinéma qui les a affublées d'une fausse réputation d'animaux très dangereux (car souvent présentées comme telles dans les films, pour les besoins du scénario).

"Tarantula" n'est pourtant pas un ajout récent aux langues européennes. D'ailleurs, si nous écrivons, en français, "tarentule" et pas "tarantule", c'est parce que ce mot, dans notre langue, est si ancien qu'il ne vient pas de l'Anglais ni de l'Italien moderne, mais du nom latin de la ville de Tarente (Tarentum).

Cependant, avec la définition venue de l'anglais américain, il est difficile de comprendre le lien entre les mygales et cette ville italienne, si ce n'est par leur étrange connexion étymologique. En effet, aucune espèce de Theraphosidae n'existe en Italie continentale (la plus proche est une petite espèce, Ischnocolus valentinus, présente en Espagne et en Sicile). 

Il y a pourtant bien un vrai lien historique entre la région de Tarente et les araignées. Seulement, les "tarentules" de la langue anglaise ne sont pas celles, apparemment fort abondantes autour de Tarente et affublées d'une sinistre réputation, que ce nom désignait originellement en Europe.

La "vraie" tarentule, celle qui tient son nom de Tarente, n'est pas une mygale, mais une grosse araignée-loup européenne, de la famille des Lycosidae. Il s'agit, au sens strict, de l'espèce Lycosa tarantula, mais le terme désigne plus largement toutes les espèces européennes du genre Lycosa, et par extension les autres grosses Lycosidae (araignées-loups)  des genres voisins, qui lui ressemblent beaucoup.


La tarentule (Lycosa tarantula). Cette espèce se rencontre dans le sud-est de la France et en Italie, et d'autres espèces proches sont présentes dans tout le bassin méditerranéen

Par extension, d'autres grandes Lycosidae méditerranéennes, comme Hogna radiata, portent également le nom commun de "tarentule"

Avec une longueur pouvant atteindre 25 à 30 mm de long sans les pattes, Lycosa tarantula est l'une des plus grosses araignées d'Europe occidentale, et rivalise en taille avec beaucoup de "petites" Theraphosidae (restant toutefois très loin des dimensions des plus grandes espèces de cette famille).

 
Les femelles Lycosa tarantula sont de très grosses araignées robustes, qui peuvent atteindre 25 à 30 mm de long (sans les pattes)

Cette grosse araignée creuse des terriers dans les milieux ouverts, dont les abords des champs. Elle est donc connue depuis fort longtemps des travailleurs agricoles du Sud de l'Europe (avant la mécanisation de l'agriculture), qui la rencontraient régulièrement lorsqu'ils la déterraient accidentellement.

Lycosa tarantula à l'entrée de son terrier

Bien que la morsure de cette araignée soit douloureuse, on sait aujourd'hui qu'elle n'est pas préoccupante d'un point de vue médical¹. Pourtant, durant près de 800 ans, du XIe au XIXe siècles, celle-ci a été au centre d'une psychose aussi tenace qu'étrange, qui a valu au mot "tarentule" une notoriété qui s'est exportée de l'Italie à toute l'Europe, puis à travers l'Atlantique.

Les écrits historiques, comme ceux de Baglivi (1696), mentionnent explicitement que la tarentule est inoffensive dans presque toute son aire de répartition, sauf dans les Pouilles où elle était réputée dangereuse, et accusée de causer un syndrome appelé "tarentisme". Cependant, même dans cette région, elle ne serait pas dangereuse tout le temps, ni pour tout le monde. Baglivi précise que, dans les Pouilles, la tarentule ne pose problème que durant l'été, et les sujets mordus ne sont pas tous forcément affectés: seules les personnes psychologiquement fragiles seraient vulnérables à ce syndrome. Une extraordinaire variété de symptômes est rapportée, aussi bien cutanés (apparition d'une plaque jaune ou noire, enflure) que systémiques (douleurs, palpitations, vertiges), et surtout psychologiques: les sujets "piqués de la tarentule" présenteraient des bouffées délirantes avec des rires et/ou des pleurs incontrôlables, des cris, et une alternance de comportements frénétiques et apathiques, ou au contraire un état léthargique à comateux. Une caractéristique constante de la maladie est cependant décrite: les affligés de tarentisme réagiraient à une musique particulière, qui aurait sur eux un effet thérapeutique: la tarentelle. 

Illustration de tarentule et partition de tarentelle, par Athanasius Kircher, 1643.
 
La tarentelle est constituée d'un motif mélodique simple, bref et répétitif, dont le tempo accélère progressivement jusqu'à une cadence effrénée. La musique, quand on choisit la bonne (il existait de nombreuses tarentelles, la sensibilité de chaque malade étant différente) est supposée induire chez le malade une danse frénétique jusqu'à ce qu'il s'effondre d'épuisement, transpirant et exsudant ainsi le venin. Il est intéressant de noter que, quand elle est jouée, la tarentelle n'affecte pas que le sujet récemment "piqué", d'autres malades le rejoignant fréquemment. Les écrits rapportent qu'un "piqué de la tarentule" ne récupère jamais totalement et reste toute sa vie atteint du tarentisme. Il fait donc l'objet de rechutes saisonnières et doit se joindre tous les étés aux tarentelles.

Danseurs de tarentelle, années 1840 (auteur inconnu, New York Public Library)
 

La nature et les causes réelles du tarentisme ne sont, à l'heure actuelle, toujours pas comprises avec précision. Il est aujourd'hui largement considéré comme un phénomène d'hystérie collective, dont les causes seraient principalement, ou purement, psychologiques. Vu l'étendue et la variété des symptômes décrits, il semble probable que le tarentisme ait été traditionnellement invoqué dans la région des Pouilles comme explication pour diverses affections psychiatriques que l'on avait du mal à comprendre et soigner. Des hypothèses alternatives, pas forcément incompatibles avec celles-ci, ont été proposées, comme des maladies neurologiques d'origine toxique ou infectieuse, telles l'ergotisme ou la danse de St Guy, ou encore la survivance d'antiques rites païens, pratiqués dans un contexte qui permettait de contourner les interdictions de l’Église.

Une chose est sûre, en tout cas: Lycosa tarantula n'est pas la coupable. L'espèce que l'on retrouve dans les Pouilles est génétiquement identique à celle du reste de l'Italie et du sud-est de la France, ce qui réfute la croyance rapportée par Baglivi, comme quoi la tarentule des Pouilles était d'une "variété" différente, au venin plus dangereux. Il est d'ailleurs intéressant de noter que celui-ci relate le cas d'un de ses confrères de Naples qui, voulant mettre à l'épreuve les rumeurs sur le tarentisme, s'est fait ramener des Pouilles deux tarentules, qu'il a forcé à lui mordre l'avant-bras. Bien entendu, il n'a subi aucune conséquence grave, et surtout rien qui ressemble aux symptômes du tarentisme! 

L'hypothèse d'une confusion entre les morsures de Lycosa tarantula  et celles de la malmignatte (Latrodectus tredecimguttatus), ou veuve noire méditerranéenne, est assez fréquemment avancée¹, et expliquerait pourquoi le tarentisme était imputé à une araignée. On retrouve, dans les croyances attachées au traitement des morsures de malmignatte, l'idée que la victime devait suer le venin pour guérir, parfois en s'enfermant dans un four à pain (un "remède" qui a beaucoup plus de chances d'être mortel que le venin)!

On lit parfois que la malmignatte, ou veuve noire d'Europe (Latrodectus tredecimguttatus) était la véritable cause des morsures imputées à la tarentule; cependant, cette araignée est non seulement très différente, mais elle était aussi bien connue des populations rurales méditerranéennes


Cependant, les symptômes du latrodectisme, bien que partiellement similaires à ceux attribués au tarentisme, sont nettement plus constants et reconnaissables, et ne durent pas aussi longtemps. De plus, la malmignatte présente une allure très caractéristique et extrêmement différente des lycoses, et est connue et redoutée depuis très longtemps dans le bassin méditerranéen. Il semble donc probable que les populations qui côtoyaient ces deux espèces savaient différencier la "malmignatta" de la "tarantula".
S'il semble effectivement que certains cas de latrodectisme aient pu être assimilés à du tarentisme ou du moins traités de la même manière, notamment ceux qui furent enregistrés hors d'Italie à l'apogée du phénomène, cette hypothèse seule ne suffit pas à expliquer l'énorme diversité de tableaux cliniques décrits.

Enfin, la plupart des affligés de tarentisme étaient supposément mordus durant leur sommeil, sans voir l'araignée. L'observation de celle-ci intervenait donc rarement dans le diagnostic, et des pathologies sans rapport avec les arachnides ont pu lui être attribuées, comme c'est encore le cas aujourd'hui avec certaines lésions cutanées.

Si le tarentisme n'est plus reconnu comme une condition médicale depuis la fin du XIXe siècle, la tarentelle, comme danse et genre musical, n'a pas disparu pour autant. Comme la pizzica qui lui est apparentée, elle est aujourd'hui un élément très important de la culture Apulienne, et plus largement, Italienne. Des festivals entiers leurs sont dédiés, et les tarentelles apparaissent dans la bande originale de plusieurs films italiens et américains, certaines étant si évocatrices du pays dans l'imaginaire collectif qu'elles en sont presque devenues un cliché.

Un autre héritage, moins direct, de la légende du tarentisme, est l'existence du mot "tarantula" dans différentes langues de l'ouest européen. Il est difficile de se le figurer aujourd'hui, mais la réputation de la tarentule dans les Pouilles a tant frappé les esprits qu'elle s'est, tardivement, étendue bien au-delà de ses frontières. A l'apogée du phénomène, aux XVIIe et XVIIIe siècles, des "épidémies" de tarentisme sont même enregistrées hors d'Italie, par exemple en Espagne. Le nom de la tarentule, présent, de ce fait, dans le langage courant des Espagnols, voyagea avec eux vers le Nouveau Monde, où il changea de définition pour désigner indifféremment tout type d'araignée (ou animal similaire) de grande taille.

*On retrouve des traces de cette définition beaucoup plus vague dans la taxonomie, plusieurs espèces d'Amblypyges (un ordre d'arachnides différent des araignées) d'Amérique centrale ayant été placées dans un genre nommé Tarantula (aujourd'hui invalide et synonymisé avec Phrynus), créé en 1793. En anglais américain, en revanche, il semble que le mot "tarantula" désignait encore spécifiquement les Lycosidae jusque dans les années 1880. Ce ne serait donc qu'après la fin de la conquête de l'Ouest, à l'aube du XXe siècle, que le terme devint restreint aux Theraphosidae, que les Américains anglophones côtoyaient alors dans ce qui était devenu le sud-ouest des USA (celles du genre Aphonopelma, en particulier). 

Bien qu'il ne s'agisse pas d'une mygale, ni même d'une araignée, l'énorme amblypyge Phrynus longipes des Caraïbes était autrefois nommé Tarantula longipes


Ce n'est donc que depuis un temps relativement court, probablement à peine plus d'un siècle, que le mot "tarantula", vieux de plus de 700 ans, désigne spécifiquement les Theraphosidae dans la langue anglaise. D'ailleurs, hors des États Unis, cette famille d'araignées était déjà connue sous de nombreux noms anglais locaux, très imagés, qui sont encore usités aujourd'hui: par exemple, les Theraphosidae africaines sont nommées "baboon spiders" (araignées-babouins), les très grosses espèces sud-américaines (genres Theraphosa, Lasiodora et Pamphobeteus, en particulier) sont appelées "bird-eating spiders" (mangeuses d'oiseaux) et certaines espèces asiatiques (sous-famille des Ornithoctoninae), "earth tigers" (tigres de terre).


Ce serait l'aspect des scopula (brosses adhésives) du bout des pattes des Theraphosidae africaines (ici Harpactira tigrina), ressemblant aux doigts des babouins, qui leur vaudrait le surnom de "baboon spiders"

En français, on préfèrera le mot "mygale" pour désigner les Theraphosidae, même s'il est plus vague (les Theraphosidae n'étant pas la seule famille incluse dans les mygales), car il évite les confusions avec la vraie tarentule, qui fait partie de la faune métropolitaine, et n'est, vous l'aurez compris, pas du tout une mygale.

Un mot sur la tarentelle en lien vidéo dans l'article: Elle est basée sur la partition "Antidotum tarantulae" de Kircher (1643), illustrée plus haut, et jouée à la zampogna, une cousine de la cornemuse, dont l'existence dans le sud de l'Italie est attestée depuis l'Antiquité. Classiquement, les tarentelles étaient jouées par des musiciens itinérants employant des tambourins (et une variété d'autres instruments à percussion), la mandoline, la harpe, le violon, des pipeaux et des instruments voisins de la cornemuse. Une version incluant plusieurs de ces autres instruments est disponible ici.
En revanche, certaines versions actuelles incluent de l'accordéon ou du clavecin, ce qui ne correspond pas à ce que l'on pouvait entendre dans les villages apuliens au XVIIe siècle: l'accordéon n'est apparu en Europe qu'au XIXe siècle, et le clavecin était bien trop encombrant et fragile pour être couramment transporté par des musiciens itinérants, qui venaient parfois de très loin pour jouer dans les Pouilles durant l'été.


*En raison du caractère hautement fragmentaire des données sur le parcours du mot "tarantula" dans le Nouveau Monde, il est important de prendre ces informations avec précaution.

Références: 

¹ : Rollard C., Chippaux J-P., Goyffon M. La fonction venimeuse. Ed. Lavoisier, Paris, 2015, 448 pp.

 Le reste des références est intégré au texte; les mots en vert sont cliquables et vous redirigeront vers les sources.

Les mots en vert et en gras sont cliquables et vous enverront vers un glossaire où ils sont définis. 

Sauf indication contraire, je suis l'auteur des images illustrant ce blog, qui ne sont pas libres de droit.

 

Commentaires

  1. Je suis épaté par cette publication qui se situe à la confluence de plusieurs disciplines tant scientifiques que littéraires, voire musicale. Le style et l'empan culturel sont d'un niveau suffisamment rares pour faire l'objet de félicitations amplement méritées. Ce travail est remarquable en tous points.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire