Spider Tales 10: Plantes versus araignées, Partie I: des bases douteuses

Ces dernières années, une double tendance s'est dessinée dans nos modes de consommation: une prise de conscience accrue face aux enjeux de préservation de la biodiversité, et (les deux sont bien sûr liés, à un certain degré), une volonté de retour à un mode de vie plus "naturel", qui se manifeste, entre autres, par un fort engouement pour les remèdes "bio" (ou marketés comme tels) et les astuces "de grand-mère". 

En parallèle, l'image de marque des araignées, elle, ne va pas franchement en s'améliorant, surtout depuis que, chez des médias peu scrupuleux, on s'est aperçu que la diabolisation de ces animaux était un excellent moyen de faire peur, et donc d'être lu, à moindre frais et sans offenser grand-monde. 

A la croisée de ces deux tendances, on a donc un large nombre de personnes peu à l'aise avec les bêtes à 8 pattes et désireuses de les tenir à distance, mais aussi réticentes à l'idée de les tuer et/ou d'utiliser des pesticides traditionnels. Les astuces de grand-mère, à base de plantes supposées repousser les araignées, rencontrent donc un franc succès, et de nombreux sites internet conseillent ou vendent des plantes ou des extraits végétaux comme répulsifs naturels. Menthe poivrée, lavande, châtaigner, marronnier d'Inde ou autres feuilles de tomates sont largement plébiscitées, à côté d'autres substances plus anecdotiquement citées, comme la cannelle, le bois de cèdre, la noix de coco ou le sel. Les sites, comme les utilisateurs, vantent avec insistance l'efficacité de ces méthodes. Cependant, les preuves et explications données sont souvent minces, voire inexistantes. On est donc en droit de se poser la question: ces recettes de grand-mère fonctionnent-elles vraiment?

Le marronnier d'Inde repousse-t-il les araignées? Ça ne semble pas être l'avis de cette épeire des fissures (Nuctenea umbratica)...

1. Des bases plus que vagues

En effet, ces articles au ton très affirmatif souffrent en fait d'un certain nombre de failles entamant sérieusement leur vraisemblance:

  • l'absence notable d'explications. Aucun des sites consultés ne donne d'explication, ou de référence à des études ou observations corroborant leurs affirmations. Tout au mieux lit-on que les araignées détestent ces odeurs, sans plus de détails, ou que nos grands-mères utilisaient ces techniques, là encore sans chercher à nous expliquer pourquoi, comme si avoir des petits-enfants donnait soudain accès à un savoir universel. Une position, somme toute, qui ressemble beaucoup à un simple et fallacieux appel à la tradition. La littérature scientifique ne nous avance pas plus; le sujet ne semble pas avoir fait un jour l'objet de recherches approfondies. Les propriétés supposées des "répulsifs" contre les araignées sont donc uniquement enracinées dans la croyance populaire, et ne reposent sur aucune donnée scientifique. Même si cela ne signifie pas nécessairement que ces croyances sont entièrement fausses, elles n'en restent pas moins des hypothèses non vérifiées, qui ne s'articulent avec rien que les arachnologues (qui, avec tout le respect dû à mes vénérables aïeules, connaissent tout de même un peu mieux les araignées que la plupart des grand-mères) auraient observé.
  • l'extrême diversité d'habitats et de modes de vie des araignées. L'idée qu'il existe un répulsif efficace sur les araignées, comme il en existe pour les moustiques ou les tiques, est en soi très réductrice; quand on parle des araignées, on ne parle pas d'un genre ou d'une famille dont les espèces auraient toutes un mode de vie similaire. On parle d'un ordre, qui compte, rien qu'en France métropolitaine, 49 familles et plus de 1600 espèces différentes! Leurs milieux de prédilection sont extraordinairement variés, des forêts denses aux plages de sable, et du fond des grottes aux moraines de haute montagne. Il y a des araignées qui s'associent à certains feuillages, certains arbres ou fleurs, et d'autres qui peuvent se satisfaire d'une large gamme d'habitats. Une étude sur le comportement de deux araignées, Misumena vatia (une araignée-crabe qui chasse sur les fleurs) et Pisaura mirabilis (une araignée errante des feuillages herbacés) a révélé que la seconde évite les composés chimiques d'odeurs florales, et fuit ces parfums pour rester sur son terrain de chasse préféré. En revanche, ceux-ci ne rebutent pas Misumena vatia, qui fréquente les fleurs. Comme on trouve des araignées dans tous les milieux terrestres, et que les différentes espèces montrent différentes préférences pour leurs supports végétaux, il semble improbable qu'il existe des plantes perçues comme repoussantes par TOUTES les araignées.
  • L'articulation de ces conseils avec des croyances démontrées comme fausses. Les recommandations d'usage données sur plusieurs de ces sites préconisent d'appliquer ces répulsifs sur "les points par lesquels les araignées entrent dans la maison" (fenêtres, portes et autres ouvertures sur l'extérieur), et de répéter l'opération plus fréquemment durant les mois d'automne. Certains mentionnent même explicitement qu'elles rentrent dans la maison en automne pour se mettre à l'abri du froid, ou trouver une nourriture qui se raréfie dehors; or ces croyances sont fausses.
    Les tégénaires que nous croisons souvent en cette saison sont surtout des mâles à la recherche d'une partenaire, qui ne viennent pas de dehors mais des parties inhabitées ou inaccessibles des constructions (garages, caves, combles, cheminées...). Mettre des répulsifs sur les rebords des fenêtres ne servira donc à rien pour les écarter.
    Là aussi, le fait que les auteurs de ces articles véhiculent une légende urbaine ne prouve pas forcément l'inefficacité des répulsifs qu'ils conseillent, mais montre en tout cas que leur connaissance est insuffisante pour distinguer une réalité d'un mythe, et donc qu'ils ne sont pas particulièrement qualifiés pour nous parler de ce que les araignées aiment ou détestent. Leurs affirmations, qui ne rejoignent rien de scientifiquement démontré (ou même suspecté), ont donc peu de chances d'être plus vraies que beaucoup d'autres légendes très répandues mais totalement fausses.

Misumena vatia, une araignée qui chasse sur les fleurs et n'est nullement rebutée par leurs odeurs


Pisaura mirabilis, une araignée des herbes, qui semble éviter l'odeur de certaines fleurs

De plus, une observation attentive, sur le terrain, de plantes soi-disant détestées par les araignées, met sérieusement en doute les allégations sur leurs prétendues capacités répulsives. Les araignées ne semblent pas plus éviter les plants de tomates ou le marronnier d'Inde, par exemple, que les autres végétaux.
 

Araignée (Nigma walckenaeri) installée dans la largeur d'une feuille de tomate.

Avec leur écorce qui se détache par plaques et leur tronc souvent creusé de profonds sillons près de la base, les vieux marronniers sont même très appréciés des araignées, et il n'est pas rare de compter plusieurs dizaines de toiles sur le tronc d'un seul arbre.


Toile d'Amaurobius sp. sur marronnier d'Inde


Trois toiles de tégénaires (Eratigena/Tegenaria sp.) sur le même arbre que la photo précédente.

De même, le châtaigner, soi-disant si efficace contre les araignées qu'il suffirait d'en déposer des feuilles sur le rebord des fenêtres pour les faire fuir, est en fait lui aussi très apprécié. Les profondes cavités qui tendent à se former dans le tronc des arbres matures constituent un habitat prisé de nombreuses espèces amatrices de pénombre.

Toiles de Linyphiidae sur le tronc d'un châtaigner

Grande toile de tégénaire entre les racines d'un vieux châtaigner

Dans la liste des répulsifs végétaux potentiels, ces plantes, pourtant largement plébiscitées, perdent donc beaucoup de leur crédibilité après une simple observation sur le terrain...

2. Ceux qui sont à éviter d'office: les poisons et les tueurs...

Une vision caricaturale, mais malheureusement répandue, est l'idée que les produits "bio" ou "naturels" sont inoffensifs et peuvent être utilisés avec moins de précautions que les pesticides "chimiques". L'appel à la nature nous fait voir ces substances d'un œil un peu trop favorable, en oubliant un peu vite que des substances comme les pyréthrines, qui composent beaucoup d'insecticides, polluantes pour les milieux aquatiques, ou la strychnine de la mort-aux-rats (usage interdit en France depuis 1999), sont d'origine végétale, mais n'en sont pas moins dangereusement toxiques et/ou polluantes. Il est important de garder à l'esprit que beaucoup des principes actifs végétaux que nous utilisons sont des armes chimiques fabriquées par les plantes contre les autres organismes vivants, que nous détournons pour notre propre usage car un de leurs effets principaux ou secondaires nous est utile. Ce ne sont donc pas du tout des substances anodines, et elles doivent être manipulées et administrées, comme les produits de synthèse, avec les précautions nécessaires.

L'objectif recherché à travers l'utilisation de répulsifs naturels est de repousser les araignées sans les tuer ni les faire souffrir, et sans risque pour la santé des habitants (humains et animaux domestiques) du foyer. Malheureusement, un certain nombre de substances qui figurent dans les listes des sites internet cités plus haut échouent à satisfaire au moins une de ces deux conditions. Qu'ils soient efficaces ou non, leur utilisation comme répulsifs est donc fortement déconseillée, soit parce qu'ils s'agit de vrais insecticides qui tuent les petites bêtes au lieu de les repousser, soit parce qu'ils sont nocifs pour les humains et les animaux de compagnie et ne devraient pas être répandus à tout va dans une maison ou ses alentours. Parmi les "répulsifs" qui entrent dans cette catégorie, on retrouve:

- La diatomite: Mieux connue du public sous le nom commercial de "terre de diatomée", il s'agit d'une roche pulvérisée au grain extrêmement fin, composée de squelettes siliceux d'algues microscopiques fossilisées, les diatomées. Cette fine poussière de silice est utilisée comme pesticide et antiparasitaire dans l'agriculture biologique, largement plébiscitée pour un usage domestique, en intérieur comme au jardin, et parfois conseillée comme répulsif contre les araignées. C'est principalement sa non-toxicité pour les mammifères en cas d'ingestion, et le fait qu'elle ne soit pas polluante quand elle se retrouve dans l'eau, qui font son succès. Cependant, il ne faut pas oublier que la diatomite n'est pas un répulsif, mais un insecticide non sélectif et mortel pour les Arthropodes. Lorsque la diatomite entre en contact avec l'exosquelette d'un Arthropode, elle absorbe les composés huileux qui protègent celui-ci et l'abîment par abrasion, lui faisant perdre sa capacité à retenir l'eau dans le corps de l'animal, qui finit par mourir par dessication. Certains (en gros, les plus petits, et/ou ceux dont l'exosquelette est fin, comme les araignées) y sont plus sensibles que d'autres, mais son effet reste le même sur tous les arthropodes. A cause de sa réputation de produit écologique et non toxique, la diatomite est souvent utilisée sans modération; elle nécessite pourtant beaucoup de précautions pour ne pas être aussi dangereuse pour la biodiversité qu'un insecticide traditionnel. Mal utilisée, elle tuera aussi bien les "nuisibles" comme les pucerons, aleurodes ou autres cafards que les "auxiliaires" comme les abeilles, coccinelles ou araignées. De plus, certains types de terres de diatomée, notamment les diatomites calcinées ou d'origine marine, présenteraient un risque pour les poumons sur le long terme en cas d'exposition prolongée.

- Le tabac: oui, certains des sites consultés préconisent l'utilisation d'infusion de tabac comme répulsif contre les araignées. Contrairement à ce que disent ces sites, ce n'est pas l'odeur de la plante que les araignées détestent, mais plus probablement la nicotine, un insecticide puissant, longtemps utilisé comme pesticide agricole (jusqu'à son remplacement par les néonicotinoïdes). La nicotine s'attaque au système nerveux des arthropodes en bloquant la transmission neuromusculaire, provoquant des convulsions, la paralysie, puis la mort; comme la terre de diatomée, ce n'est donc pas un répulsif, mais un insecticide létal, même en quantités minimes. De plus, la nicotine n'est pas toxique que pour les arthropodes, et n'est pas la seule substance nocive présente dans le tabac; les effets de cette plante lors d'une exposition à long terme ne sont plus vraiment à présenter... 

-Les huiles essentielles: Elles sentent bon, elles sont à la mode, et elles sont associées aux "médecines douces", raison pour laquelle elles bénéficient d'une image de produit 100% inoffensif, et que l'on peut utiliser sans modération. Pourtant, il y a bel et bien des précautions d'usage qui s'appliquent à ces substances hautement concentrées, notamment en ce qui concerne les nourrissons et jeunes enfants, et plus encore les animaux domestiques, particulièrement les chats. La menthe poivrée, la lavande officinale et le tea tree (Melaleuca alternifolia), recommandées comme répulsifs, sont parmi les plus toxiques pour les animaux de compagnie. Concernant la toxicité pour les araignées, c'est une "zone grise": le sujet ne semble pour l'instant avoir été l'objet d'aucune étude. Cependant, certaines huiles essentielles, notamment le tea tree, ainsi que la lavande, montrent un effet insecticide et acaricide, et une haute toxicité sur les daphnies (de petits crustacés aquatiques). Une potentielle toxicité sur les araignées est donc dans le domaine du possible, voire du probable.
Quand à  l'extrait de marron d'Inde, ce n'est pas une huile essentielle, mais un extrait des graines ou d'écorces. Il est largement préconisé contre les araignées; cependant, il s'agit seulement d'une remise au goût du jour de la croyance d'après laquelle les araignées détesteraient l'odeur du marronnier et des marrons, ou, selon les versions, les tanins qu'ils contiennent. Rien n'indique que cet extrait serait toxique pour les araignées, mais son efficacité est douteuse, puisque basée sur des a priori complètement faux (voir plus haut).

Des vertus mal explorées, basées sur des croyances et des arguments fallacieux, des modes d'utilisation qui s'ancrent sur des idées reçues fausses, et des observations in situ qui contredisent directement les affirmations données. Le tableau n'est finalement pas très différent des autres inepties qui circulent au sujet des araignées...

Les chances que l'une de ces croyances ait un quelconque noyau de vérité sont donc minces. Cependant, pour en avoir le cœur net, on peut tenter de mettre ces "répulsifs" à l'épreuve de l'expérimentation... Ce que nous ferons dans la seconde partie de cet article.


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Commentaires

  1. Une publication qui allie faune et flore! Bravo pour ce travail qui inaugure l'année universitaire.

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