Spider Tales 8: "Remettre" une araignée dehors... C'est la tuer?

Il était prévu au départ que cet article fasse partie d'un "top 5" d'idées reçues, mais il s'est révélé trop long pour ce format. C'est pour cela qu'il est un peu plus court que les "Spider Tales" habituels.

 

Une fois n'est pas coutume, c'est plutôt chez les amis des petites bêtes que circule cette rumeur: les araignées de nos maisons seraient incapables de survivre à l'extérieur, et mettre dehors une araignée trouvée dans la maison la condamnerait à une mort certaine.  

 

(Auteur original: Safely Endangered Comics)

Il existe deux explications couramment données à cela: 

D'après la première, ce serait parce que les araignées rentrent dans les maisons pour se mettre au chaud que les relâcher dehors les condamnerait à mourir de froid. Cet argument est évidemment invalide, puisqu'il est basé sur une croyance fausse: nous avons vu dans un précédent article que les araignées ne rentrent pas se mettre au chaud chez nous en automne. 

 

Ce n'est pas le froid qui a fait entrer cette tégénaire noire mâle (Eratigena gr. atrica) dans le salon, mais la quête d'une partenaire
 

L'autre version est plus intéressante, car elle est presque vraie, au moins pour certaines espèces: ce serait parce que les araignées de nos maisons se sont adaptées à cet environnement, au point de devenir incapables de survivre en extérieur.

Évidemment, comme toujours, la réalité est plus compliquée que ça; toutes les araignées que l'on trouve dans nos habitations ne sont pas logées à la même enseigne! 

D'abord, toutes ne s'y trouvent pas pour les mêmes raisons. Certaines sont des araignées d'extérieur, que l'on trouve dans les jardins, et qui s'égarent par accident dans la maison. C'est le cas, par exemple, de beaucoup d'épeires (et d'un grand nombre d'autres familles, notamment les lycoses) dont certains individus peuvent quelquefois s'aventurer en intérieur, en particulier les mâles en quête d'une partenaire ou les femelles à la recherche d'un lieu de ponte. Quand on trouve une araignée "d'extérieur" chez soi, il est important de la remettre dehors; nos habitations ne leur conviennent pas, et elles ne survivraient pas longtemps dans cet environnement aux conditions très particulières. 

 

l'argiope frelon (Argiope bruennichi) fait partie des espèces courantes dans les jardins en Europe. Une femelle cherchant un lieu de ponte peut occasionnellement s'introduire dans la maison par accident.
 

D'autres espèces sont peu exigeantes dans le choix de leur milieu de vie (on dit "euryèces"), et peuvent vivre aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur des habitations, entrant et sortant à leur guise. On trouvera donc ces araignées aussi bien dans les constructions humaines qu'en dehors. 

Beaucoup d'espèces domestiques courantes entrent dans cette catégorie: Zoropsis spinimana, errante et de grande taille, est l'une des plus remarquées, mais c'est aussi le cas d'araignées plus discrètes comme l'épeire des fenêtres (Zygiella x-notata), de nombreuses Salticidae (araignées sauteuses), et de Steatoda nobilis (ainsi que de beaucoup d'autres). Bien entendu, les espèces de cette catégorie sont tout à fait capables de survivre en extérieur si elles sont remises dehors, sauf si on les met à découvert dans des conditions météorologiques extrêmes (gel ou forte chaleur).

 

Comme son nom l'indique, l'épeire des fenêtres (Zygiella x-notata) est fréquente autour des huisseries, mais aussi sur la végétation et sous l'écorce des arbres

 
Zoropsis spinimana est une araignée errante, que l'on trouve aussi bien dans les maisons que dehors.


Certaines de ces espèces, comme Zoropsis spinimana ou Steatoda nobilis, sont d'origine méditerranéenne, et ont étendu leur aire de répartition à des régions plus froides grâce aux transports humains. Alors que ces espèces peuvent se trouver loin de l'Homme dans leurs aires d'origine, elles auront plutôt tendance à rester près des constructions et des villes dans les régions plus septentrionales. A part dans les régions où il gèle fort et longtemps en hiver, elles peuvent toutefois survivre dehors toute l'année.


D'origine méditerranéenne, Steatoda nobilis peuple aujourd'hui toute la France et une grande partie du Royaume-Uni.

Cependant, il existe une troisième catégorie d'araignées de nos maisons aux exigences bien plus spécifiques, que lâcher dehors peut sérieusement mettre en danger. Il s'agit de celles qui, originellement restreintes à des habitats particuliers, ont trouvé dans nos bâtiments des conditions qui leur conviennent, et sont considérablement plus abondantes et répandues dans les constructions humaines que dans les milieux plus "naturels". 

Les célèbres tégénaires noires (Eratigena gr. atrica), par exemple, sont fréquentes dans les parties non habitées (caves, greniers, garages) de la maison. Les mâles font souvent une entrée remarquée dans les pièces à vivre en fin d'été, quand ils cherchent une femelle. On peut trouver des tégénaires noires loin des habitations, mais elles seront restreintes à des habitats abrités (entrées de grottes, terriers abandonnés, souches, troncs creux, lierres, crevasses), où la température et l'humidité restent plus clémentes que dans des zones plus exposées aux éléments. Dans ces habitats, elles peuvent survivre et rester actives toute l'année dehors, y compris en plein hiver.

Une tégénaire noire (Eratigena gr. atrica) en chasse, dans un trou de muret de jardin loin des habitations, en plein mois de janvier, malgré une température ambiante de 5°C

A découvert, ces araignées sont cependant très vulnérables. Si on les déplace, elles doivent donc être relâchées dans un milieu qui leur convient, afin de ne pas réduire leurs chances de survie à néant.


Tégénaire noire (Eratigena gr. atrica) dans un tronc creux, en forêt

C'est encore plus vrai pour d'autres araignées comme Pholcus phalangioides, très répandu dans les habitations mais rarement rencontré en-dehors; on le trouve de temps à autres à l'entrée des grottes, principalement sur le pourtour méditerranéen, ce qui serait son milieu de vie d'origine. Aujourd'hui, c'est une espèce présente dans le monde entier, mais presque uniquement synanthrope (associée à l'Homme). Lâché dans un jardin, ses chances de survie sont quasi nulles. 


Extrêmement commun dans les habitations, Pholcus phalangioides ne se rencontre que très rarement dans des habitats non anthropiques

Il n'y a donc pas de règle générale, cela dépend complètement de l'espèce. A quelques exceptions près, la plupart des araignées de nos maisons sont capables de supporter le climat extérieur.

En revanche, déplacer une araignée qui avait tissé une toile quelque part (qu'elle soit dedans ou dehors), et s'était donc installée à un endroit qu'elle avait choisi, l'oblige à se remettre en quête d'un lieu où s'établir, s'exposant de nouveau aux prédateurs, aux éléments et à la compétition avec ses congénères (rappelons que la plupart des espèces d'araignées sont cannibales). 

C'est un peu comme si on enlevait un naufragé de l'île qu'il a réussi à atteindre, pour le remettre à la mer, à son point de départ! Ça ne le condamnerait pas nécessairement à mort, mais ça l'obligerait à affronter de nouveau les périls auxquels il avait réussi à échapper la première fois...

La meilleure solution est donc, bien sûr, d'accepter les araignées dans notre environnement domestique, d'autant qu'elles "assainissent" la maison en nous débarrassant de toutes sortes d'insectes qui, contrairement à elles, viennent nous piquer pendant la nuit ou se servent dans nos garde-mangers...

Ceci dit, si on ne se sent pas capable de partager sa maison avec des colocataires à 8 pattes, les mettre dehors est toujours mieux que les écrabouiller ou les aspirer...

 

Les références bibliographiques sont intégrées au texte; il suffit de cliquer sur les mots en vert pour les consulter. 
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Sauf mention contraire (source précisée) je suis l'auteur des images illustrant ce blog, qui ne sont pas libres de droit. 

Commentaires

  1. Ces deux dernières chroniques sont aussi captivantes que les précédentes!
    Outre un style de rédaction d'une grande finesse, le contenu scientifique est dense sans pour autant nécessiter des efforts de compréhension pour un lecteur dont la culture scientifique est moyenne. Les liens hypertextes permettent de consulter les sources avec une facilité très appréciable. Du très bon et beau travail;)

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