"Quels que soient vos rêves, vos fantasmes, il y a quelque part dans le monde un scientifique qui travaille à les broyer en ce moment même"
Boulet, Quand les poules avaient des dents (2009)
Lorsque l'on parle d'animaux fossiles, un "cliché" qui s'impose très fréquemment est l'idée que les représentants disparus d'un grand groupe zoologique donné étaient de plus grande taille que les actuels. Il y a plusieurs raisons à cela.
1. Une question de probabilité (surtout pour les groupes anciens): même en se basant sur un modèle où la biodiversité serait en constante augmentation, en 500 millions d'années, les espèces éteintes qui se sont succédées sur Terre sont forcément plus nombreuses que celles qui occupent actuellement le globe terrestre. C'est pourquoi on a l'habitude de dire et de lire que "99% des espèces qui ont un jour existé sur Terre ont disparu". Dans la succession des différentes espèces ayant existé au sein d'un groupe d'animaux, notamment si son histoire évolutive est longue (dinosaures, mammifères, arachnides, insectes...), sa disparité passée, en cumulé, est généralement supérieure à celle qui existe actuellement. Des formes "record" ont donc statistiquement plus de chances d'avoir existé et disparu que d'exister à l'heure actuelle.
2. Un biais taphonomique: Il est connu depuis longtemps que, en milieu continental (terrestre et eaux douces), les parties dures (éléments squelettiques) robustes et de grande taille, issues de gros animaux, sont plus susceptibles de se conserver et de se fossiliser au fil du temps que les plus petits, fragiles, qui se dégradent plus facilement. De ce fait,dans les paléofaunes terrestres, les grands animaux sont globalement mieux connus que les petits, ce qui donne une image déformée de ces faunes en exagérant la proportion d'espèces de grande taille.
3. Un biais de représentation: les animaux "hors-normes" enflamment l'imagination, et sont donc des ambassadeurs privilégiés auprès du grand public. On évoque et représente beaucoup plus les taxons qui battent des records que les autres. Les dinosaures les plus célèbres, comme le Diplodocus, le Tyrannosaurus ou encore le Stegosaurus sont tous, au sein de leurs familles respectives, particulièrement grands. Lorsque l'on évoque le Cénozoïque pour parler d'autre chose que des Hominidés préhistoriques, c'est surtout au sujet de mammouths et autres tigres à dents de sabre. Fort peu de personnes, à l'exception des paléontologues spécialistes de ces groupes, sont en revanche au courant de l'existence de Zalmoxes robustus, de Dilong paradoxus ou encore de Prolagus sardus.
Cette sur-représentation des formes géantes dans le registre fossile, et surtout dans notre imaginaire collectif, amène vite à généraliser, et à imaginer que les représentants disparus de tous les groupes d'animaux étaient plus grands qu'aujourd'hui.
Les Arthropodes ne font pas exception à la règle: les taxons fossiles les plus emblématiques en sont les géants du Carbonifère, comme la libellule Meganeura brongniarti et ses 70 centimètres d'envergure, les Myriapodes du genre Arthropleura, qui atteignaient, pour certains, deux mètres de long, et les Euryptérides ou "scorpions de mer", un groupe de Chélicérates proches des limules, dont les plus grandes formes étaient alors déjà éteintes, mais encore représentés à l'époque par quelques espèces de plus de 50 centimètres de long.
Reconstitution approximative d'un Arthropleura au Dino-zoo de Charbonnières-les-Sapins (25) |
Si de tels monstres ont existé, alors pourquoi pas des araignées de taille gargantuesque?
Une pensée de ce genre a sans doute traversé l'esprit du docteur Mario Hünicken la première fois qu'il posa les yeux sur un bien étrange fossile dans des roches sédimentaires extraites en Argentine, vraisemblablement issues d'un milieu marécageux de la fin du Carbonifère. Les restes qu'il était en train d'observer semblaient ceux, relativement complets, d'un Arthropode au tégument dur et épais. Son corps, long de presque 35 cm, semble constitué de trois parties: à l'arrière, une structure en forme de "bouclier" rond, nettement démarquée d'une carapace triangulaire à l'avant de laquelle semble se trouver un groupe de petits yeux sur un tubercule arrondi; enfin, tout à l'avant, ce qui ressemble à une paire d'appendices aplatis, en forme de spatules triangulaires. Attachées à la carapace, demeurent trois courtes pattes grêles, dont l'envergure atteint environ 50 cm. A cause des contours généraux du corps, notamment de la partie arrière, arrondie et non segmentée, et de ce qu'il interpréta comme une paire de chélicères aplaties à l'avant, Hünicken décrivit cet animal, en 1980, comme une énorme et très étrange araignée, qu'il baptisa Megarachne servinei.
Reproduction du spécimen-type de Megarachne servinei décrit par Hünicken, 1980 (source) |
Étrange, c'est bien ce qui qualifie le mieux la reconstitution de Megarachne comme une araignée. Beaucoup de caractères attribués à cet animal sont sans équivalents chez les Araneae actuelles ou fossiles: la forme de la carapace et sa large connexion avec l'abdomen, l'ornementation du tégument, la bizarre forme aplatie des chélicères, ou encore la délimitation qui semble diviser le céphalothorax en deux parties, par exemple.
De plus, à part la forme générale, aucune des synapomorphies habituellement attribuées à l'ordre des araignées, comme le second article des chélicères en forme de croc ou la présence d'organes producteurs de soie, ne sont visibles sur l'holotype de Megarachne.
Par ailleurs, l'observation de la morphologie de cette "araignée" soulève des questionnements d'ordre fonctionnel, notamment l'aspect disproportionné de ses pattes, étonnamment courtes et minces, que l'on imagine difficilement capables de porter efficacement ce corps massif et cuirassé, donc probablement très lourd, sur la terre ferme.
Pas étonnant, donc, que la publication de Megarachne ait soulevé des controverses dans la communauté des arachnologues, certains la considérant comme un autre arachnide, d'autres allant jusqu'à mettre en doute son appartenance à cette classe.
En revanche, une araignée fossile de la taille d'un chat étant le genre de monstre qui excite la curiosité du grand public, elle devint rapidement une star: des reproductions de l'holotype furent commandées par de nombreux musées (l'une d'elles était visible au dernier étage de la Galerie de Paléontologie et d'Anatomie Comparée du MNHN), parfois accompagnées de reconstitutions plus ou moins fantaisistes de l'animal. Ces reconstitutions furent souvent affublées de caractéristiques exagérées ou spéculatives (notamment un corps velu) afin d'accentuer la ressemblance avec une araignée.
Ancienne reconstitution de Megarachne exposée au Muséum d'Histoire Naturelle de Genève. Noter l'ajout de pilosité et de pédipalpes, ainsi que la modification de la taille et de la forme des yeux et des chélicères, par rapport au fossile. (source) |
Ce n'était qu'une question de temps avant que Megarachne servinei ne rejoigne, à la télévision, le panthéon des géants du passé. C'était presque chose faite en 2005, alors qu'elle allait apparaître en vedette dans le second épisode du docu-drama Walking with Monsters de Tim Haines et Chloe Leland, distribué par la BBC, mettant en scène des formes de vie emblématiques du Paléozoïque.
Affublée une fois encore de caractéristiques spéculatives typiques des araignées, comme des crochets venimeux et la capacité de produire de la soie, elle allait y être représentée comme un prédateur actif et véloce, creusant des terriers mais aussi capable de chasser à la course de petits vertébrés.
Représentation de Megarachne dans la saga documentaire Walking with Monsters, affublée d'énormes crochets venimeux. (source) |
Malheureusement pour eux, au début de l'année 2005, alors que la production du documentaire était quasiment terminée, une publication, présentant l'étude approfondie de l'holotype de Megarachne servinei et d'un second spécimen, par Paul Selden, José Corronça et Mario Hünicken lui-même, sonna le glas de la légende de l'araignée géante.
La comparaison des deux spécimens avec un proche parent, Woodwardopterus scabrosus, permit d'expliquer l'étrangeté de Megarachne par rapport aux autres araignées: il s'agit en fait des restes incomplets d'un Euryptéride.
L'abdomen rond et cuirassé n'est en fait que le second tergite, en forme de bouclier, d'un abdomen segmenté et allongé, typique des Euryptérides. Les "chélicères" en spatules ne sont que la partie avant, aplatie, de la carapace, brisée sur les côtés. Par ailleurs, le mode de vie aquatique de l'animal explique la faiblesse des pattes, qui n'ont pas besoin de porter son poids.
Pour résumer, ce n'est que le hasard de la taphonomie qui a donné à un Euryptéride d'environ 60 cm de long l'allure de la plus grande araignée de tous les temps.
Nouvelle reconstitution de Megarachne servinei, d'après Selden, Corronça et Hünicken, 2005 |
L'épisode de Walking with Monsters étant alors déjà terminé, la seule option, à part réécrire et refaire entièrement les séquences mettant en scène l'araignée, ce qui aurait considérablement retardé la diffusion et privé l'émission d'un de ses protagonistes principaux, était de changer son nom: elle fut donc présentée comme une Mesothelae indéterminée. Le problème est que ni la morphologie, ni la taille de cet animal ne correspondent à quelque chose ayant réellement existé. Il n'existe d'ailleurs qu'une espèce d'araignée connue contemporaine de Megarachne, effectivement une Mésothèle, mais elle est loin d'être géante.
Arthrolycosa wolterbeeki, découverte en Allemagne, est à ce jour la plus ancienne araignée connue. Datant de la fin du Carbonifère (310 Ma), un peu plus vieille que Megarachne, elle ne mesure qu'environ 8 mm de long: on est loin du monstre de la BBC!
Malheureusement, comme souvent, le démenti a fait nettement moins de bruit que la découverte: en 2019, une simple recherche Google de "Megarachne" suffit à se rendre compte que la légende de l'araignée monstrueuse du Carbonifère est toujours vivace.
Le record de la plus grande araignée fossile connue est aujourd'hui attribué à Mongolarachne jurassica, du Jurassique moyen de Mongolie-Intérieure (Chine). Découverte en 2011, initialement placée dans le genre Nephila, puis renommée en 2013 après description du mâle (très différent de Nephila), cette espèce est connue par plusieurs spécimens remarquablement bien préservés. Lors de sa découverte, sa taille a été largement exagérée par certains médias; avec un corps long d'environ 2.5 cm, la femelle reste une grande araignée, mais on est loin des plus grandes espèces actuelles.
Mongolarachne jurassica, holotypes mâle et femelle, d'après Selden, 2015 (source) |
A ce jour, les mygales amazoniennes du genre Theraphosa (couramment surnommées "goliath" dans le monde anglo-saxon), dont le corps peut atteindre jusqu'à 12 ou 13 cm de long, sont donc les plus grandes araignées connues, toutes époques confondues. Même si l'absence de preuves ne doit jamais être considérée comme une preuve d'absence, pour l'instant, les araignées titanesques n'existent que dans notre imagination.
Gros spécimen femelle, conservé en alcool, de Theraphosa blondi de Guyane |
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