En ce chaud mois d'août 2025, la presse Britannique a ressorti son marronnier usuel: l'alerte aux araignées.
Plutôt que la "recluse", complètement absente de
Grande-Bretagne (si absente que même les tabloids les plus dépravés ne
vont pas jusqu'à prétendre le contraire), le croquemitaine favori des
médias outre-Manche, concerné par cette dernière série d'articles comme par des milliers au cours de la dernière décennie, est Steatoda nobilis.
Pas de "recluse" en Grande-Bretagne; c'est donc Steatoda nobilis qui a été érigée à sa place en croquemitaine par la presse |
Affublée par les tabloids du nom commun de "false widow", "fausse veuve noire", histoire d'entretenir la confusion avec ses cousines du genre Latrodectus et de la faire paraître plus dangereuse qu'elle n'est, cette espèce, dont personne ne se soucie vraiment hors d'Angleterre (bien qu'elle soit commune un peu partout en Europe), y a été accusée des pires horreurs: nécroses, gangrènes, envenimations quasi-fatales...
La morsure de Steatoda nobilis peut être douloureuse, et son venin neurotoxique peut même causer des symptômes systémiques d'intensité modérée: douleurs nerveuses, chair de poule, sueurs froides, crampes musculaires, états fiévreux... Pendant quelques heures à quelques jours.
Cependant, le risque de morsure est extrêmement bas; quand on touche sa toile, l'araignée se cache, si on la touche, elle se laisse tomber au sol. Comme la "recluse" et la "veuve noire", Steatoda nobilis ne mord que si elle est écrasée contre la peau; bien que cette espèce soit extrêmement abondante, ses morsures sont très rares.
Concernant les cas de nécroses gravissimes que les tabloids lui attribuent, ils sont presque tous des non-histoires où aucune araignée n'a été directement vue ou sentie; les très rares cas d'ulcération (trop peu sérieux pour être qualifiés de "nécrose") suite à des morsures confirmées ne sont pas imputés au venin, mais à de potentielles infections bactériennes, ou à des réactions immunitaires de nécroptose.
Beaucoup de bruit pour pas grand-chose, donc. Une psychose inventée de toutes pièces par le bas-fond le plus vaseux de la presse racoleuse, à base de faits exagérés et distordus, juste pour attirer l'attention.
Il faut dire qu'outre les exagérations sur sa morsure, cette araignée présente des traits qui se prêtent à la diabolisation: relativement grande (8-15 mm sans les pattes), son abdomen blanchâtre présente un motif qui peut rappeler une tête de mort, et surtout, elle est introduite.
Bien qu'elle soit présente dans les îles Britanniques depuis plus d'un siècle, elle est originaire des Canaries et de Madère, et s'est fortement répandue au cours des 30 dernières années; bien entendu, la presse n'a pas manqué de jouer sur le profil de la "menace venue d'ailleurs" si prévalent dans les légendes urbaines, surtout que beaucoup de ces tabloids adorent exciter les penchants xénophobes de leur lectorat!
Steatoda nobilis (ici un couple, mâle au premier plan) est courante à proximité des habitations, notamment dans les angles des murs extérieurs, toitures et vérandas |
Cela fait plus de 15 ans que les tabloids britanniques remplissent les périodes creuses à coups d'histoires d'horreur semi-fictives impliquant Steatoda nobilis. Rien de neuf, a priori. En quoi donc la situation de l'été 2025 est-elle différente?
Eh bien cette fois, le tsunami d'articles racoleurs sur une "alerte générale" exhortant les Anglais de garder leurs fenêtres fermées en permanence (alors même que l'été 2025 est marqué par des canicules historiques!) du fait d'une "invasion d'araignées venimeuses" a une caractéristique marquante que ces marronniers estivaux n'ont habituellement pas: l'aval d'un expert.
![]() |
Presque tous les tabloids et journaux locaux (ici le Nottinghamshire live) ont relayé cette "alerte" |
L'alerte, pour une fois, n'émanerait pas d'un "red top" trash et racoleur comme le Sun ou le Daily Mail, mais d'un vrai expert des araignées: le docteur Tom Elwood, arachnologue.
Généralement, l'avis d'un expert dans un article de presse, surtout quand celui-ci est nommé, est un gage de qualité (et même le seul gage de qualité valable, quand il s'agit de domaines pointus que les journalistes ne maitrisent pas, surtout quand, comme pour les araignées, tant de mythes circulent qu'il faut beaucoup de connaissances pour démêler le vrai du faux).
Un arachnologue reconnu étudie le sujet à fond depuis des années, et a accumulé une quantité formidable de connaissance; une information émanant d'un tel spécialiste peut donc, normalement, être considérée comme fiable. De plus, les interventions des arachnologues sont en général plutôt rassurantes (la réalité des araignées étant beaucoup moins effrayante que leur réputation), ou du moins, factuelles, et ne versent pas dans l'alarmisme.
Si même un arachnologue donne l'alerte au sujet de ces araignées, c'est donc que la situation doit être vraiment sérieuse!
Sauf que l'arachnologie est un petit monde. Même si, comparée à la France, par exemple, la communauté d'arachnologues professionnels et amateurs de Grande-Bretagne est plutôt importante, l'information y circule vite, et ses membres n'ont pas manqué de se questionner sur ce Tom Elwood que personne ne semblait connaître. D'autant plus étrange que les journaux le citent avec insistance comme l'un des experts plus éminents...
En fait, Dr. Elwood est complètement inconnu au bataillon. Alors qu'une recherche Google du nom d'un chercheur donne au moins un lien vers l'institution où il travaille, ses publications, et souvent ses profils professionnels sur ResearchGate et/ou LinkedIn (la plupart des scientifiques en ont), les résultats pour "Tom Elwood arachnologist" ne donnent strictement rien d'autre que les innombrables articles et posts de réseaux sociaux qui le "citent" au sujet de son "alerte aux araignées".
![]() |
Une recherche Google avec les termes "Tom Elwood arachnologist" ne donne aucune information sur cette personne, uniquement des articles de presse, tous récents, qui le citent comme référence |
Et pour cause : Dr Tom Elwood n'existe tout simplement pas. C'est la journaliste anglaise (une vraie, pas un des pigistes qui "écrivent" pour les torchons à titres rouges) Sophie Yeo qui, ayant enquêté sur le sujet, a rendu la nouvelle officielle. De toute évidence, le premier tabloid à avoir lancé cette "alerte" bidon a inventé de toutes pièces un expert fictif pour donner une impression de légitimité à ses affabulations. On n'est plus dans l'exagération, ni dans la distorsion de faits, mais dans le mensonge éhonté.
Sophie Yeo suspecte fortement que l'article n'ait, en fait, même pas été écrit par un auteur humain, mais généré par une intelligence artificielle comme ChatGPT.
En effet, les intelligences artificielles sont connues pour inventer des références non-existantes quand elles ne parviennent pas à en trouver une pour appuyer l'information qu'il leur a été demandé de produire.
![]() |
C'est la journaliste anglaise Sophie Yeo qui a officialisé ce que les arachnologues locaux suspectaient déjà, pointant du doigt le probable usage d'une IA générative pour produire cette intox |
Cette nouvelle affaire marque un énième cap franchi dans la dégradation de la presse en tant que source d'informations en général, et sur les araignées en particulier. On nous a habitués à un niveau de mésinformation qui touche à l'irresponsable, par exemple en déguisant de vagues hypothèses en certitudes, en manipulant le language pour jouer sur la méconnaissance du lecteur et provoquer de fausses interprétations sans techniquement mentir ("araignée venimeuse" en étant l'exemple le plus édifiant), ou encore en véhiculant des légendes urbaines en "oubliant" de vérifier les dires de leur source... Et c'est encore le cas ici: la plupart des médias ayant relayé cette "alerte" bidon l'ont fait par pure paresse, sans savoir qu'elle était fausse, parce qu'aucun effort n'a été fait pour vérifier sa véracité avant de la publier.
Toutefois, cette fois, un de ces "journaux" (qui n'en méritent pas le nom) a sciemment fabriqué de toutes pièces une histoire entièrement fictive, basée sur aucun fait tangible ni aucun évènement d'actualité, et expressément inventé un faux expert pour la rendre crédible. Ce n'est plus de la mésinformation, mais de la désinformation qualifiée.
La personne qui a produit l'article original (que ce soit en l'écrivant ou en demandant à une IA générative de le faire) savait que rien de tout cela n'était vrai, lui a donné en connaissance de cause une fausse allure d'avis d'expert, et l'a publié dans le seul but de répandre la peur pour faire de l'audience, en mentant éhontément.
Les intelligences artificielles génératives sont un nouvel outil terrifiant à la disposition des marchands de peur. En soi, elles ne révolutionnent pas grand-chose, ces derniers n'ayant pas attendu leur développement pour corrompre le principe de liberté de la presse avec les procédés les plus douteux qui soient afin de générer du clic. Cependant, les IA permettent à n'importe qui (même un individu dépourvu de tout talent littéraire ou des connaissances nécessaires pour produire un mensonge crédible) de générer, en quelques secondes, sans efforts et sans débourser un centime, une fable montée de toute pièces, mais (pour peu que l'on ait un eu d'habileté avec l'outil) qui présente les attributs d'un article fiable et véridique.
Une extrême intensification de l'arachnophobie médiatique est à craindre, et semble même déjà amorcée: rien que cette semaine, en plus de ce tir de barrage de fausses alertes aux Steatoda nobilis, les tabloids britanniques nous ont servi, en l'espace de quelques jours, une histoire cousue de fil blanc sur un homme qui serait décédé après avoir été mordu, plusieurs semaines plus tôt (!) par une de ses araignées de compagnie (sans mention de l'espèce) récemment reçue par la poste, et une nouvelle fausse alerte, cette fois au sujet de Badumna insignis, une espèce d'Australie absente du Royaume Uni (c'est sa cousine Badumna longinqua, sans importance médicale, qui y est présente)...
Plus que jamais, il est primordial de vérifier attentivement les informations divulguées par la presse auprès d'experts et/ou de sites fiables spécialisés dans le debunking, car démêler le vrai du faux devient, et deviendra, toujours plus difficile... Et, à défaut, de toujours marcher selon ce principe: si cela paraît faux, ça l'est certainement; mais si ça a l'air vrai, ça peut très bien être faux quand même!
Les références bibliographiques sont intégrées au texte: les mots en vert sont cliquables et vous redirigeront vers les sources des informations.
Les mots en vert et en gras dans l'article vous réorienteront vers un glossaire où ils sont définis.
Sauf mention contraire (source entre parenthèses), je suis l'auteur des images illustrant ce blog, qui ne sont pas libres de droit.
Cet article, ainsi que tous ceux de ce blog, est fièrement écrit sans aide d'IA
Commentaires
Enregistrer un commentaire