Comment une planaire est morte pour rien...

 ... Ou pourquoi il ne faut pas intervenir soi-même face à une espèce invasive.

Par une belle après-midi de printemps, en soulevant un rondin de bois à la recherche de petites bêtes, dans une forêt du Somerset (sud-ouest de l'Angleterre), je découvris un bien étrange animal: un petit ver aplati, d'environ 3 cm de long, jaune rosé, parfaitement lisse et luisant. Son aspect rappelait un peu celui d'une limace très lisse, sans les "cornes" ni l'orifice respiratoire. 


Je reconnus immédiatement cette drôle de bête comme un ver plat terrestre (Geoplanidae), une famille tristement célèbre pour compter dans ses rangs un certain nombre d'espèces hautement invasives, qui causent des dommages importants aux écosystèmes dans de nombreux endroits du monde.
En effet, ces planaires sont de redoutables prédateurs de tout ce qui est trop petit et trop lent pour leur échapper, notamment nos si précieux vers de terre. De plus, la plupart des vers plats terrestres sont passablement toxiques; ils n'ont aucun prédateur dans nos contrées, rien qui puisse vraiment contrôler leurs effectifs. Bien que leur impact sur les populations de lombrics soit nettement moindre que celui d'autres menaces bien plus pressantes, comme la surexploitation et la pollution des sols, les espèces invasives viennent se surajouter à celles-ci, empirant la situation.  

Je savais, ou croyais savoir, que toutes les espèces de vers plats terrestres présentes en Europe occidentale sont invasives. J'étais donc à peu près sûr, même au cas où je serais en train de faire erreur sur l'espèce exacte, qu'il s'agirait, au pire, d'une autre espèce exotique envahissante.
De plus, même si tuer un individu d'une espèce invasive ne sert à peu près à rien pour contrôler sa progression, l'idée de laisser cet animal vivre et se reproduire au milieu de cette forêt ancienne et encore préservée, au sol superbement riche en biodiversité et grouillant de lombrics, me dérangeait.
Je décidai donc de prélever l'animal et de le mettre dans l'alcool, afin, si besoin, de le transmettre à un.e expert.e local.e, qui pourrait l'identifier avec certitude et enregistrer la donnée. 

Une (trop) rapide recherche sur les vers plats invasifs en Grande-Bretagne me fit supposer qu'il s'agissait de l'espèce d'origine australienne Australoplana sanguinea, du fait de sa couleur jaune orangé.
En rentrant chez moi, je m'attelai à une recherche plus approfondie, afin d'en savoir plus, et de trouver à qui envoyer mon spécimen.
Et là, horreur! Je découvris que j'avais fait fausse route: la Grande-Bretagne compte, en plus des espèces invasives, des planaires terrestres natives.
Pire: mon spécimen n'était pas l'espèce australienne Australoplana sanguinea, mais plus probablement Microplana scharffi, une espèce indigène!
Heureusement, il ne s'agit pas d'une espèce très rare ni, autant qu'on le sache, menacée, mais la compétition avec des espèces exotiques un peu plus grandes, occupant des niches écologiques similaires, risque de changer les choses dans l'avenir... Raison de plus de ne pas la tuer, elle n'avait pas besoin de ça...

La zoologie est une leçon d'humilité perpétuelle. La diversité du vivant est telle que l'on peut passer une vie entière à étudier le règne animal, et pourtant apprendre presque chaque jour quelque chose de nouveau, et régulièrement tomber sur une espèce dont on ignorait jusqu'à la simple existence.
La mise à mort inutile de cette malheureuse planaire illustre parfaitement cette maxime que tout persécuteur de bestioles "envahissantes" devrait graver au fer rouge dans sa mémoire: pour chaque espèce invasive dont on entend parler, il existe des espèces natives similaires dont on ne soupçonne même pas l'existence.
Cette planaire a connu le même sort que beaucoup d'autres animaux indigènes, comme les frelons européens (Vespa crabro): subir, en plus de la compétition avec des espèces exotiques envahissantes, la persécution par des personnes bien intentionnées mais mal informées, qui croient lutter contre l'invasion mais se trompent de cible....

Si vous pensez avoir devant les yeux une espèce invasive, surtout n'essayez pas de la tuer. S'il s'agit bien d'elle, voir des individus signifie généralement qu'elle est déjà bien établie et abondante; en tuer un spécimen, ou dix, ou cent, ne servira donc pas à grand-chose. De plus, il se pourrait qu'il s'agisse en fait d'une espèce native avec laquelle vous la confondez.
A moins que vous ne soyez un expert reconnu, qui étudie cette espèce depuis des années et qui sait à peu près tout ce qu'il y a à savoir dessus (et donc, qui mesure aussi plutôt bien tout ce qui n'est pas connu à son sujet), vous n'avez pas les connaissances nécessaires pour agir efficacement vous-même. N'oublions pas que l'effet Dunning-Kruger nous pousse à nous croire plus savants que nous le sommes dans les domaines que nous connaissons mal...

Vous avez donc plus de chances de faire plus de dégâts que d'aider. En conservation du vivant plus qu'ailleurs, "l'enfer est pavé de bonnes intentions".
La meilleure chose à faire est de photographier l'animal, le mieux possible et sous un maximum d'angles, et de chercher sur internet le spécialiste à qui il faut s'adresser. La plupart des espèces exotiques envahissantes font l'objet d'un plan d'action ou d'étude, avec un ou plusieurs chercheurs qui rassemblent les données (en France,  Dr. Jean-Lou Justine pour les vers plats, ou Dr. Claire Villemant pour le "frelon asiatique", par exemple). Votre signalement permettra aux scientifiques d'enregistrer la présence de l'espèce dans votre région (si elle n'y a pas encore été vue). Si elle y a déjà été observée, les signalements leur permettent d'estimer grossièrement son abondance et de recommander un plan de lutte (s'il en existe un). De plus, si vous avez fait une erreur d'identification, eux seront à même de s'en rendre compte, et aucune bête innocente ne sera morte pour rien...


 

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