Des scorpions et des hommes: venin et pop culture

"Mutt Williams: Un scorpion m'a piqué! Est-ce que je vais mourir?
Indiana Jones: Il était comment?
-Énorme!
-Tant mieux!
-Tant mieux!?
-Oui, les scorpions, plus c'est petit plus c'est dangereux. Si un tout petit te pique, là il faudra me prévenir."
Dialogue tiré de Indiana Jones IV : Le Royaume du Crâne de Cristal (2008)

Avertissement: les sensibilités individuelles aux venins peuvent varier d'une personne à l'autre. Même si les réactions allergiques aux venins de scorpions sont excessivement rares (y compris en cas d'allergie préexistante aux venins d'insectes, très différents et nettement plus allergènes), on peut toujours être une improbable mais malchanceuse exception. Les notions de danger abordées ici correspondent à ce qui est observé dans les envenimations typiques, mais une réaction atypique, si rare soit-elle, peut tout de même exister. Enfin, si les effets d'un venin sont prédictibles, toute perforation de la peau, quelle qu'elle soit, présente aussi un risque infectieux indépendant de l'envenimation proprement dite. Toute blessure, même mineure, doit donc être soigneusement désinfectée et maintenue aussi propre que possible.

Nous définirons ici comme "dangereuse" une envenimation humaine dont les signes cliniques sont suffisamment sévères pour nécessiter une assistance médicale (symptômes systémiques, dits "de classe 2"¹ et au-delà : douleur intense et étendue, épuisement, vomissements, pression sanguine anormale, sueurs froides, difficultés respiratoires...).



Si Indiana Jones n'est pas un archéologue très méthodique, il est encore moins doué en zoologie.

Dommage, vu qu'il a souvent affaire à toutes sortes de bestioles au cours de ses aventures, généralement en grand nombre, et avec une fâcheuse tendance à grimper sur les gens.

Espérons pour lui que dans le futur 5e film (prévu pour 2023), il n'aille pas faire un tour du côté de l'Afrique australe, par exemple... Faute de quoi il pourrait bien lui arriver des bricoles pour avoir stupidement supposé qu'un scorpion long comme la main était inoffensif. Ou pas. Difficile à dire, en fait, parce que, contrairement à ce qu'il prétend, la taille d'un scorpion n'indique rien sur sa dangerosité.


Avec 13 centimètres de long sans les pinces, cet énorme Opistophthalmus pallipes d'Afrique du Sud est impressionnant, mais pas dangereux pour l'Homme¹.

A l'âge adulte, bébé Parabuthus granulatus pourra atteindre 16 cm (sans les pinces); cette très grande espèce est considérée comme la plus dangereuse d'Afrique australe¹.

Contrairement aux araignées, les scorpions ne sont pas craints pour rien. Bien qu'ils ne nous piquent pas sans provocation, ils posent un important problème de santé publique dans certains endroits du globe, causant annuellement au moins un million de piqûres et plus de 3000 décès. Les envenimations sont donc très rarement mortelles (moins de 0.3% des cas de piqûres), mais nombreuses, et la proportion de cas graves reste suffisamment élevée pour être une préoccupation médicale de premier plan, et pour donner à ces animaux une place de choix dans l'imaginaire collectif.

C'est en Afrique du Nord et du Sud, au Proche et Moyen-Orient, en Inde et en Amérique latine que l'on trouve le plus d'espèces à risque.

Ceci dit, les scorpions ne sont pas tous dangereux pour l'Homme; en fait, seul un petit nombre d'espèces, sur les quelques 2350 connues¹, est à l'origine d'envenimations graves. Cela n'a pas échappé aux populations qui les côtoient (c'est-à-dire une très grande partie de l'Humanité), et presque tout le monde y va de son petit dicton pour différencier les scorpions dangereux de ceux qui le sont moins.
Un peu comme pour les champignons et les serpents, toutes sortes de "règles" plus ou moins farfelues, et plus ou moins régionales, circulent: la taille, la couleur, les proportions... Détermineraient soi-disant la dangerosité d'un scorpion.

La bonne nouvelle, c'est que, contrairement aux champignons (non, les champignons colorés ne sont pas tous vénéneux, et certains sont ternes mais très toxiques!), il existe une règle générale qui marche à peu près pour les scorpions.

Cependant, beaucoup de "méthodes" véhiculées de bouche à oreille et par la pop culture ne sont en fait que des mythes, à oublier de toute urgence.

1. La taille: on oublie!

Contrairement à ce que prétend Indiana Jones, les petits scorpions ne sont pas plus dangereux que les grands.

Quand on parle de "petit" ou "gros" scorpion, il faut déjà définir à quelles gammes de tailles correspondent ces qualificatifs. Les plus petits ne font que quelques millimètres, tandis que les plus grands dépassent 20 centimètres. Comme nous prêtons rarement attention aux plus petits (qui, en plus, sont souvent difficiles à trouver), les notions communes de taille sont un peu différentes de la réalité. Dans ce qui suit, nous considèrerons comme "petits" les scorpions de moins de 5 cm, comme "moyens à grands" les scorpions de 5 à 10 cm, "très grands" entre 10 et 15 cm, et "géantes" les quelques espèces qui dépassent couramment les 15 cm. Un scorpion se mesure queue comprise, mais sans les pinces.

Il est vrai que les plus grands scorpions, comme les Pandinus spp. ou Hadogenes spp., qui peuvent dépasser 20 cm, sont relativement inoffensifs. Cependant, d'autres espèces géantes, comme Parabuthus villosus du Namib, qui atteint 18 cm, ou P. granulatus, long de 16 cm, ont un venin dangereux pour l'Homme.

Par ailleurs, beaucoup de petites espèces sont inoffensives. Les petits scorpions noirs du genre Euscorpius, qui abondent tout autour de la Méditerranée, en sont un très bon exemple. Leur piqûre est sans danger, le seul effet notable étant une douleur, vive mais de courte durée, au niveau de la zone piquée. Ils sont de petite taille, dépassant rarement 5 cm; ce sont les scorpions les plus fréquemment rencontrés dans les maisons en Europe méridionale.


Les Euscorpius sp. sont de petits scorpions inoffensifs, communs dans le bassin méditerranéen
 
En fait, dans chacune des catégories de tailles que nous avons définies, on trouve quelques espèces dangereuses et beaucoup d'autres relativement inoffensives. La plupart des scorpions médicalement importants, comme les genres Buthus, Mesobuthus, Leiurus, Androctonus, Centruroides ou Tityus mesurent entre 5 et 10 cm (parfois un peu plus); ils sont donc plutôt grands. Certains Parabuthus spp. d'Afrique dépassent 15 cm et sont parmi les plus grands scorpions du monde. Quelques espèces de moins de 5 cm, dans les genres Compsobuthus ou Hottentota, par exemple, sont considérées comme potentiellement dangereuses.

L'Europe occidentale est aux antipodes de l'affabulation dispensée par Indiana Jones, puisque les seules espèces médicalement importantes que l'on y rencontre, les scorpions jaunes du genre Buthus, sont aussi, et de loin, les plus grands de la région.

Buthus occitanus, le plus grand scorpion de France métropolitaine, est aussi notre seule espèce dont la piqûre peut provoquer des symptômes systémiques

Même si ce mythe est également perpétué par le Dr. Sweet, "zoologiste" (heureusement, ce n'est pas sa véritable identité ni sa vraie profession) dans la série Penny Dreadful, la taille n'est décidément pas un bon critère pour estimer la dangerosité d'un scorpion. D'ailleurs, Leiurus quinquestriatus, le "Death stalker" qu'il décrit longuement, peut atteindre 11 cm; ce n'est donc pas franchement un petit scorpion.

2. La couleur aussi...

Dans son discours sur les scorpions, le "Docteur Sweet" poursuit, après la taille, avec un second mythe très répandu: la couleur pâle de Leiurus quinquestriatus avertirait de sa dangerosité. Évidemment, si vous avez regardé la série, vous comprendrez facilement que c'est pour faire le parallèle avec les vampires, qui y jouent un rôle majeur, que cette "règle" sur la pâleur est énoncée.

Cependant, c'est aussi une légende répandue dans les cours de récréation (au moins celles que je fréquentais quand j'étais enfant) du sud de la France. Un peu comme avec les feux tricolores, la dangerosité dépendrait de la couleur: "noir ça va, jaune, méfie-toi, rouge, bonjour les dégâts". Fort heureusement, en France métropolitaine, ce dicton fonctionne à peu près: nous n'avons aucun scorpion rouge (d'ailleurs il en existe très peu), et le seul scorpion local dont la piqûre peut être préoccupante, Buthus occitanus, est jaune pâle à jaune miel. 


Buthus occitanus présente une coloration assez variable. Certains individus sont très pâles et presque translucides.

Évidemment, comme avec la taille, les règles sur la couleur peuvent être vraies à une échelle très locale, surtout s'il n'y a qu'un petit nombre d'espèces médicalement importantes dans la région. En revanche, elle ne fonctionnent absolument pas à une échelle globale, et, dans beaucoup de régions, il y a trop d'espèces différentes pour que la couleur (ou la taille) veuille dire quoi que ce soit. Par ailleurs, beaucoup de scorpions présentent d'importantes variations de couleurs au sein d'une même espèce¹.


Parabuthus planicauda est toujours dans les tons jaune-orange, contrairement à beaucoup d'autres espèces du même genre dont la coloration varie. (ce scorpion peut causer des envenimations sérieuses)


Les Opistophthalmus spp. ont une coloration extrêmement variable, qui n'est pas du tout un critère fiable pour identifier les différentes espèces du genre. (ils ne sont pas considérés dangereux)


3. "Petites pinces, gros venin". Vrai!?

En fait, il existe bien une technique qui permet d'estimer instantanément, en regardant un scorpion, si sa piqûre risque d'être dangereuse ou pas. On peut le deviner en observant attentivement les différentes photos qui illustrent l'article: ceux dont la piqûre peut être sérieuse partagent une caractéristique facilement repérable.

Le critère à observer est la taille relative, et la forme, des pédipalpes (les pinces): tous les scorpions dangereux ont des pinces fines aux doigts graciles, tandis que des grosses pinces indiquent de manière quasi-certaine qu'aucun effet vraiment inquiétant ne serait à attendre de la piqûre du scorpion qui les porte.

Pas besoin de voir tout le corps ou de pouvoir identifier ce scorpion des écorces (Opisthacanthus capensis) pour savoir qu'il est probablement inoffensif: un coup d’œil sur ses énormes pinces suffit.

Attention cependant: si cette affirmation est vraie dans ce sens, sa réciproque (tout scorpion aux pinces fines est forcément dangereux) ne l'est pas. De plus, il existe une zone de la planète où cette règle ne marche pas à tous les coups: au Moyen-Orient, on trouve des scorpions à grosses pinces dont la piqûre peut s'avérer dangereuse.

Enfin, la justification la plus répandue, comme quoi les scorpions à pinces fines auraient un venin plus "puissant" que les autres parce qu'ils utilisent plus leur dard que leurs pinces pour tuer leurs proies, est fausse. Aussi fausse que toutes les bêtises débitées par Indiana Jones et le Dr Sweets.
Fausse également, la version déformée d'après laquelle "plus un scorpion a les pinces fines et/ou la queue épaisse, plus il est dangereux".

Allons voir d'un peu plus près les fondements scientifiques de cet adage, pourquoi il fonctionne (dans un sens, mais pas dans l'autre), et quelles en sont les rares exceptions.

4. Explications et exceptions

Tous les scorpions dont les venins sont dangereux pour notre espèce appartiennent, à deux exceptions près, à la famille des Buthidae. Cette famille est, de loin, la plus diversifiée de l'ordre des scorpions, avec plus de 1200 espèces décrites. On reconnaît les Buthidae à leurs pinces fines, généralement assez petites proportionnellement à leur corps, et dotées de doigts graciles aux nombreuses dents minuscules. Leur métasome (queue) est généralement bien développé, avec un aiguillon long et une vésicule à venin volumineuse.


Des pinces fines aux doigts graciles, l'allure typique d'un Buthidae (ici Uroplectes lineatus)


Cette famille de scorpions est la seule dont une partie des espèces présente des venins avec des toxines auxquelles les mammifères sont sensibles (les autres ne produisent que des toxines ciblant les arthropodes, et qui n'ont donc qu'un effet plutôt limité sur les mammifères). 

La raison pour laquelle ces scorpions ont développé des venins toxiques pour les mammifères est mystérieuse. Les Buthidae chassent des arthropodes plus petits qu'eux, les mammifères ne figurent pas à leur menu (même si les plus grands consomment parfois de petits vertébrés). Ce n'est donc pas à se nourrir que leur servent ces toxines; le rôle en serait plutôt défensif.

Le scénario qui voudrait que ces toxines aient été sélectionnées par leur habitude de creuser des terriers, ce qui les mettrait en compétition avec les rongeurs, est peu convaincant. En effet, d'autres espèces de scorpions dépourvues de telles toxines sont également terricoles (comme les Opistophthalmus sp. et d'autres genres de la famille des Scorpionidae), tandis que les genres Tityus spp. et Centruroides spp. du Nouveau Monde sont plutôt arboricoles et ne creusent pas, tout en étant dangereux pour les mammifères. 

Une autre hypothèse, plus probable, supposerait que ces toxines aient représenté un avantage car elles leur fournissent une protection contre les mammifères insectivores nocturnes, auxquels ils sont plus exposés que les autres scorpions à cause de leur mode de chasse: la plupart sont des maraudeurs qui ne s'abritent pas pour consommer une proie.

Cependant, les Buthidae ne sont pas tous susceptibles d'infliger des piqûres dangereuses aux humains; seuls 13 genres de cette famille, sur les 95 décrits à l'heure actuelle, sont considérés comme médicalement importants, et à peine une vingtaine d'espèces (sur plus de 1200) ont déjà causé au moins un décès documenté.

 
Bien que parfois très douloureuses, les piqûres des scorpions du genre africain Uroplectes (ici U. triangulifer) ne requièrent normalement pas une attention médicale.
 
Par ailleurs, si tous les Buthidae ont les pinces fines, ils ne sont pas les seuls: des scorpions d'autres familles, comme certains Vaejovidae ou les Hadrurus spp., ont des pinces relativement fines et peuvent être pris pour des Buthidae. 

C'est pour ces raisons que l'affirmation marche dans un sens mais pas dans l'autre: un scorpion à grosses pinces ne vous enverra pas à l'hôpital s'il vous pique, mais ce n'est pas parce qu'un scorpion a des petites pinces fines que sa piqûre sera forcément dangereuse (même si elle peut l'être).

Il existe cependant une importante exception à ce précepte: le genre Hemiscorpius. Ces scorpions de taille moyenne sont dotés de grosses pinces bulbeuses, aux doigts courts, et d'une queue fine et longue, surtout chez les mâles. Ils sont répartis au Moyen Orient, sur la Péninsule Arabique et à l'extrême nord-est de l'Afrique (Egypte, Somaliland). 

C'est l'espèce Hemiscorpius lepturus, présente en Iran, qui est la plus importante médicalement (et la seule pour laquelle des envenimations humaines soient réellement documentées). Le venin de ces scorpions est atypique, car, contrairement à celui des Buthidae, plutôt neurotoxique (altérant la transmission nerveuse), celui-ci présente sur les mammifères des effets cytotoxiques (provoquant la mort des cellules) importants. Une envenimation par Hemiscorpius lepturus entraîne fréquemment des nécroses cutanées, parfois étendues, et, dans certains cas, de graves dommages aux reins et au système circulatoire, qui peuvent être mortels. Cette espèce est considérée comme le scorpion le plus dangereux en Iran. 

Un autre genre de scorpions du Moyen Orient, Nebo spp. (famille des Diplocentridae) aurait lui aussi été impliqué dans des envenimations graves. Cependant, la dangerosité de ces scorpions est controversée; les deux cas graves décrits sont à contre-courant des autres données de la littérature, qui font état de piqûres plutôt bénignes.

Les Hemiscorpius spp., et peut-être les Nebo spp., sont donc des exceptions notables à la règle, étant les seuls scorpions connus hors de la famille des Buthidae, et donc les seuls scorpions à grosses pinces, qui puissent être considérés comme réellement dangereux dans des circonstances normales (réactions allergiques exclues).

Références papier:

¹Leeming J. Scorpions of Southern Africa. Ed. Struik Nature, Cape Town (South Africa), 2019, 96 pp.

Les autres référence bibliographiques sont intégrées au texte; il suffit de cliquer sur les mots en vert pour les consulter.

Les mots en vert et en gras sont cliquables et vous enverront vers un glossaire où ils sont définis. 

Sauf indication contraire (source mentionnée) je suis l'auteur des images illustrant ce blog, qui ne sont pas libres de droits. 



Commentaires

  1. Aussi limpide littérairement qu'informateur scientifiquement!
    BRAVO Benjamin

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