Soleil de plomb, masque d'argent

Des collines pelées aux alentours de Marseille, au mois d'août. Le soleil, cet ardent soleil qui fait la joie des vacanciers et la réputation de la région, est au zénith. Le ciel sans nuages est d'un bleu profond, si intense qu'il paraît presque sombre. A peine couvertes de taches éparses d'une végétation malingre et desséchée, les roches calcaires irradient une blancheur aveuglante.

A cette heure, en plein soleil, la température dépasse les 40 degrés.

Cela ne sent pas le thym et le romarin comme dans les romans de Pagnol; le printemps est fini depuis longtemps. L'air embaume maintenant d'une odeur d'herbe calcinée et de pierre chaude: l'indescriptible parfum sec, aromatique, des étés brûlants de la Méditerranée.


A part l'assourdissant craquètement des cigales, orchestre dissonant et invisible terré sous les bouquets de pins, aucun signe de vie animale.
Vivre à l'ombre ou mourir: telle est a loi de cet environnement hostile.
Ici, le soleil est un bourreau. Ce serait folie, pour un petit animal, d'affronter son assommante chaleur.
Et pourtant... Là, entre deux buissons racornis, au milieu d'une énorme toile, en plein soleil, semblant défier l'astre du jour, se tient, parfaitement immobile, une grande araignée.


C'est une Argiope lobata, l'une des araignées les plus impressionnantes de métropole. 
Au milieu de sa toile qui peut atteindre 1m de diamètre, généralement tissée bien en évidence, elle passe difficilement inaperçue.
De plus, l'araignée elle-même est très spectaculaire: la longueur du corps d'une femelle adulte peut dépasser 20 mm, et dans sa position de repos, pattes étirées, elle peut atteindre presque 8 cm.
Elle est impossible à confondre avec une autre espèce de la faune européenne; avec ses pattes finement annelées de noir et jaune et son abdomen festonné de pointes arrondies comme un petit beurre, elle est aussi belle que facile à reconnaître.
Le mâle, dix fois plus petit qu'elle, est nettement plus difficile à repérer, d'autant qu'il ne tisse pas de toile à l'âge adulte. 
 
Minuscule, le mâle (en haut) ne tisse pas de toile, mais squatte celle de la femelle
 
Tendue au milieu d'une zone dégagée ou devant un buisson, son immense toile intercepte les insectes volants, qui empruntent ces "routes" de passage d'une zone ombragée à l'autre. Les fils de la toile, de diamètre relativement important, lui donnent une grande solidité, qui ne manque pas d'étonner l'observateur qui aura la curiosité de tirer légèrement dessus. Même les insectes les plus grands et les plus forts qui partagent son habitat, comme les cigales, dectiques et grands criquets, sont pris dans cette toile sans parvenir à la trouer. C'est d'ailleurs surtout aux grosses proies qu'est destiné ce piège sélectif, dont les larges mailles laissent passer les plus petits.

Argiope lobata se nourrissant d'une cigale (Cicada orni)

Néanmoins, construire sa toile dans ces emplacements dégagés implique de vivre exposée en permanence à la morsure du terrible soleil estival, même en plein midi. Comment réussit-elle cet exploit, alors que n'importe quel autre petit animal qui partage son habitat se voit obligé de se retirer à l'ombre, sous peine de mort?

Il y a un trait de cette araignée que nous n'avons pas encore abordé: sa coloration. La face ventrale de l'araignée est marbrée de brun et de jaune, ce qui la rend difficile à repérer, malgré sa grande taille, sur fond d'herbes sèches. En revanche, la face dorsale est autrement  plus voyante: tout le céphalothorax, et la  plus grande partie de l'abdomen, sont couverts de courtes soies ("poils") argentées très serrées, qui lui donnent l'air couverte de sucre glace, ou plaquée d'argent.

Vue dorsale d'une Argiope lobata. Remarquer les larges plages argentées.

Il a été observé expérimentalement sur une de ses cousines, Argiope argentata, également couverte de soies argentées, que la température interne du corps de ces araignées augmente beaucoup moins, et moins vite, que quand ces parties sont repeintes en noir. Ces soies argentées reflètent la lumière du soleil, et absorbent donc très peu la chaleur, minimisant donc l'augmentation de la température interne.
Influence de la couleur sur la température interne chez Argiope argentata. On observe que la température interne, sous lampe chauffante comme au soleil, augmente moins et se stabilise plus vite quand la couleur argentée de l'araignée est laissée telle quelle (silver) que quand elle est repeinte en noir (black). (source)

Par ailleurs, la même étude démontre un rôle important de la posture de l'araignée dans la régulation de sa température interne: en plaçant des Argiope vivantes sous des lampes chauffantes orientées différemment, et en observant ces araignées in situ sous le soleil, les auteurs se sont aperçus que les araignées changeaient de position en suivant la lumière, pointant l'extrémité de l'abdomen vers la source de chaleur, ce qui permet de n'exposer qu'une petite surface de leur corps aplati (et argenté) au soleil. Des mesures sur des araignées mortes différemment exposées à la source de chaleur, perpendiculairement, ou parallèlement, comme elles le font dans la nature, montre encore une fois que leur température interne augmente significativement moins dans le dernier cas.

Mesure de l'évolution de la température interne en fonction du temps chez des araignées placées perpendiculairement (perp.) et parallèlement (parallel.) à une source de chaleur (lampe ou soleil) La température augmente beaucoup moins dans les cas où l'araignée est placée parallèlement à la source.(source)

Aux heures chaudes de la journée, l'araignée relève, tourne ou abaisse son abdomen pour n'en présenter que la pointe au soleil, afin de maintenir l'essentiel de son corps à l'ombre
 
Il est très possible que d'autres adaptations, physiologiques par exemple, comme l'épais tégument de son abdomen qui contribue probablement à minimiser les pertes d'eau, aident également Argiope lobata à résister au soleil de plomb; malheureusement, cette piste de recherche n'a pas encore été vraiment explorée pour le moment.
Néanmoins, ce rôle de la coloration argentée dans la thermorégulation aide déjà à comprendre pourquoi cette couleur, peu discrète et plutôt rare chez les animaux terrestres, est si répandue chez les Araneidae et les Tetragnathidae diurnes, qui tissent bien souvent leur toile en plein soleil, même sous des climats très chauds.

Argiope australis, du sud de l'Afrique, présente elle aussi de larges plages argentées; son mode de vie est sensiblement similaire à sa cousine européenne (remarquer la position de l'abdomen, pointé vers le soleil, gardant le corps à l'ombre).


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