Toxeus magnus, l'araignée qui "allaite" ses petits?

 La publication originale de la découverte, de Chen et al, dans Science:
 http://science.sciencemag.org/content/362/6418/1052

Quelques articles de vulgarisation sur le sujet:
https://www.science-et-vie.com/nature-et-enviro/decouverte-cette-araignee-allaite-ses-petits-47125
https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/arthropodes/allaitement-les-araignees-aussi-en-sont-capables_129961

Une araignée qui allaite ses bébés comme un mammifère, c'est mignon non? Personnellement, je trouve que ça l'est, mais peut-être pensez-vous "quand un mammifère le fait, c'est mignon, mais quand une araignée le fait, c'est dégueulasse" (Doubles standards. Je ne vous félicite pas.).
Mais est-ce que ça existe vraiment? 

C'est en tout cas ce que l'on peut lire un peu partout dans les médias ces dernières semaines, surtout (logique) dans les journaux de vulgarisation scientifique
En effet, une équipe de zoologistes chinois a décrit la semaine dernière, chez Toxeus magnus (Saito, 1933), une Salticidae (les araignées sauteuses, la famille d'araignées la plus diversifiée, caractérisée notamment par de grands yeux trop mignons), un étonnant comportement. 
Toxeus magnus, Mâle. (crédit photo: Sarefo )

Chez cette araignée, la mère s'occupe de sa descendance durant une longue période, nourrissant ses petits, même une fois adultes, de sécrétions liquides très nourrissantes. Ce liquide semble avoir une influence très significative sur le taux de survie des petits. Vital durant les 20 premiers jours de leur vie, l'accès à cette substance augmente considérablement le taux de survie des jeunes âgés de 20 à 40 jours. 

Le liquide est identifié par les chercheurs comme provenant du sillon épigastrique de la mère. Chez les araignées, on trouve, au niveau de ce sillon épigastrique, l'ouverture des poumons, et celle des oviductes; c'est par là que sortent les œufs. Ce "lait", issu des oviductes, est donc probablement dérivé, comme le mentionnent les auteurs, de la ponte d’œufs trophiques (œufs non fécondés servant à nourrir les petits). Il serait dérivé soit des œufs eux-mêmes, soit de la substance qui colle les œufs entre eux à l'intérieur du cocon que toutes les araignées fabriquent pour protéger leur ponte.

Ce comportement de Toxeus magnus est présenté par l'équipe de zoologistes comme unique chez les araignées (et même chez les "invertébrés") et comparé avec insistance à la lactation des mammifères, au point que le fluide en question soit nommé "milk" dans presque tout l'article. 
Évidemment, la comparaison est à faire avec d'infinies précautions et d'énormes guillemets, dont les médias généralistes se sont empressés de se passer en relayant la découverte. Ce qui est plus gênant, c'est que les auteurs eux-mêmes comparent ces deux comportements avec fort peu de recul, allant même jusqu'à qualifier les soins maternels de Toxeus magnus de "fonctionnellement et éthologiquement comparables à la lactation chez les mammifères". 

Ethologiquement comparable, clairement. Il y a effectivement des similitudes indéniables, les petits étant, chez les mammifères comme chez Toxeus magnus, nourris, au début de leur développement, avec un fluide hautement nutritif et très riche en protéines, dont ils dépendent totalement dans les premiers stades. Comme chez les mammifères, les petits de cette araignée restent longtemps avec leur mère, et reviennent de temps en temps se nourrir de fluide, même une fois capables de se nourrir seuls.
Mais fonctionnellement? La production de cette substance n'a franchement rien à voir avec la lactation, à part que le liquide sourd au niveau du ventre de l'animal. En dehors de ça, ce fluide  dérivant de sécrétions issues du tractus génital n'a rien à voir, dans l'aspect fonctionnel de sa production, avec le lait des mammifères; la comparaison me semble abusive. La formule "d'organe spécialisé" dans la production de ce fluide l'est également, car, si la fonction dudit fluide est en effet spécialisée, l'organe qui le produit existe chez toutes les araignées, et ne sert pas uniquement à produire ce liquide nourricier.
Plus grave, ce comportement est largement comparé aux différents types de soins (surveillance de la ponte et des jeunes, production d’œufs trophiques, allaitement) des vertébrés, mais aucunement avec ce qui existe chez les araignées. 

Ce ne sont pourtant pas les sources qui manquent... Ni les soins très poussés (Yip & Rayor, 2013), comme la surveillance de la ponte et des jeunes, et le nourrissage des jeunes par la mère, avec des proies, par régurgitation (y compris de substances produites par des glandes spécialisées) ou même par matriphagie, ainsi que par la production d’œufs trophiques (Evans, 1998), que beaucoup d'araignées prodiguent à leur descendance. En fait, la plupart des araignées (sauf celles qui meurent avant l'éclosion des œufs) sont des mères attentives, qui prennent soin de leur progéniture, parfois pendant assez longtemps.

Comme beaucoup d'araignées, cette Steatoda grossa protège sa ponte


Cette absence de comparaison est-elle un oubli? Si oui, alors c'est une erreur très grave de la part des auteurs et des reviewers (qui ne l'ont pas relevé). Si non, c'est encore pire, car cela signifie qu'ils ont délibérément occulté toutes les autres modalités de soins maternels chez les araignées afin de faire paraître leur découverte comme plus frappante et inédite, ce qui est un acte de malhonnêteté scientifique. 

Toujours est-il que ce comportement, même s'il est en soi étonnant et inédit (pour l'instant) pourrait n'être qu'une forme poussée à l'extrême de nourrissage par des pontes trophiques... Ce qui est évidemment moins nouveau et moins sensationnel que de présenter cela comme un analogue de la lactation, mais scientifiquement plus correct. Pour autant, cela ne le rend pas moins fascinant, surtout que certaines caractéristiques de ce mode de soin (les petits qui viennent "téter" le liquide sous l'abdomen de leur mère, le fait que cela persiste jusqu'à l'âge adulte, et la différence de sex ratio qu'il engendre), sont en effet uniques chez les araignées.

Source image
https://fr.wikipedia.org/wiki/Toxeus#/media/File:Myrmarachne_magna_male_lateral.jpg 

Bibliographie
Chen, Z., Corlett, R. T., Jiao, X., Liu, S.-J., Charles-Dominique, T., Zhang, S., Quan, R.-C. (2018). Prolonged milk provisioning in a jumping spider. Science, 362(6418), 1052–1055. 

Yip, E. C., & Rayor, L. S. (2013). Maternal care and subsocial behaviour in spiders. Biological Reviews, 89(2), 427–449. 

Evans T., Offspring recognition by mother crab spiders and extreme maternal care. Proceedings of the Royal Zoological Society of London (1998), 265, 129-134

Les mots en vert et en gras sont cliquables et vous renverront vers un glossaire où vous trouverez leur définition.




Commentaires

  1. Merci, très intéressant, nouveau favori

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  2. merci pour toutes ces précisions Benjamin !

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  3. Un article vraiment passionnant sur le rôle, "l'alaitement et la protection de certaines araignées envers leurs petits..."
    Je ne connaissais pas cela.
    Un grand merci à vous.

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