L'épopée de Bathybius 2/3: le triomphe de Bathybius

De nos jours, si quelqu'un, même un scientifique réputé et rigoureux, venait à prétendre avoir élucidé le mystère de l'origine de la vie, ses résultats seraient sans doute accueillis avec incrédulité, ou du moins avec scepticisme.

Pour Ernst Haeckel et ceux qui partageaient ses conceptions, pourtant, cela ne semblait pas si fantaisiste. Déjà avant "l'Origine des espèces", il avait échafaudé sa théorie de la récapitulation, d'après laquelle on peut lire les "grandes étapes" de l'évolution d'un organisme à travers son développement embryonnaire, résumée par sa célèbre formule "l'ontogénie récapitule la phylogénie". D'après la récapitulation, Haeckel avait "prédit" l'apparence des premières formes de vie, et pour lui, elles pouvaient être découvertes à tout moment.
Il est aussi probable que le contexte de l'époque y soit pour quelque chose: en 1868, les sciences avaient déjà littéralement changé la face du monde occidental, et beaucoup imaginaient volontiers que tous les grands mystères de la vie et de l'univers seraient résolus dans le courant du siècle.

C'est pourquoi, lorsque son collègue et ami Thomas Huxley lui communiqua sa découverte du Bathybius haeckelii, il l'accueillit avec beaucoup d'enthousiasme. Selon eux, il s'agissait d'une découverte scientifique majeure (l'origine de la vie, rien que ça!), mais aussi, pour Haeckel, du triomphe de sa théorie. Non seulement Bathybius validait sa vision de l'évolution, mais celle-ci lui avait permis de prédire son existence!

En 1870, il déclare que la découverte de Bathybius a transformé l'Urschleim de ses théories en une complète réalité. Il s'autorise même une petite exagération: après l'observation de Bathybius par d'autres auteurs comme Charles Wyville Thomson, il écrit que "le fond des océans, à de grandes profondeurs, est couvert d'énormes masses de protoplasme libre", alors que les échantillons provenaient tous, jusque là, de l'Atlantique nord.
Huxley surenchérit dans l'exagération en prétendant devant la Royal Geographical Society (en 1870 toujours), que Bathybius a été trouvé partout au fond de l'Atlantique, nord et sud, ainsi que dans tous les endroits de l'Océan Indien qui ont été prospectés, et qu'il s'agit donc probablement d'un tapis continu de matière vivante, qui recouvre le fond de tous les océans du monde.
Par ailleurs, Schmidt, un biologiste allemand, déclare avoir également trouvé Bathybius dans l'Adriatique.

Dans le même temps, des géologues, comme Gümbel ou Carpenter, mirent l'emphase sur la présence de coccolithes fossiles dans de la craie et des calcaires, suggérant une ubiquité de Bathybius dans l'espace, mais aussi dans les temps géologiques. Par ailleurs, Gümbel contribua, par ses écrits, à asseoir l'idée que les coccolithes étaient produits par Bathybius, et non des corps étrangers incorporés à sa matrice.

Coccolithes dans une roche sédimentaire (MEB, x9000)

Diatomée (au centre) et coccosphère (à gauche de la diatomée) avec coccolithes en étoile, dans une roche sédimentaire (MEB,  x4000)

Pourtant, la nature et le statut de Bathybius ne font pas l'unanimité. Dès 1869, Wallich, un biologiste anglais, met en doute les observations de Huxley sur les coccolithes. Pour lui, ce sont des fragments de coccosphères, et celles-ci sont des organismes planctoniques vivant à la surface des océans. Il restera sceptique sur Bathybius, et contestera encore son existence, en 1875, à cause de ce point. A ses détracteurs, les supporters de Bathybius opposeront les multiples observations de l'entité, notamment celles de Carpenter et Thomson sur du Bathybius "frais" (mais "révélé" à l'alcool), lors d'une campagne de dragage dans la baie de Biscaye, en 1869. Les deux hommes affirment que Bathybius est même capable de mouvement, ce que ses défenseurs voient comme une irréfutable preuve de vie.
Par ailleurs, d'autres "cousins" rejoignent Bathybius dans la littérature scientifique. En 1872, Emil Bessels, à bord du Polaris, découvre, au large du Groenland, un "organisme" similaire à Bathybius, toutefois dépourvu de coccolithes: ce nouveau "monère" fut donc considéré proche de ce dernier, mais encore plus primitif, et baptisé Protobathybius robesonii.

D'autre part, une structure géologique, découverte dans des ophicalcites précambriennes (des roches métamorphiques vieilles de plus de 600 Ma) du Canada, était déjà controversée. Dès 1864, certains, notamment Dawson et Carpenter, y voyaient les traces d'un être vivant, alors que pour la plupart il ne s'agissait d'une structure abiotique. Néanmoins, la découverte de Bathybius fera pencher la balance vers l'hypothèse biologique. Eozöon canadense (nommé en 1865) devient alors largement vu comme un parent de Bathybius.

Spécimen d'Eozoön canadense au Muséum de Bristol


A l'aube de l'année 1875, avec les nombreuses observations, dont beaucoup issues d'illustres scientifiques, qui se sont accumulées, ses nouveaux "cousins", et même des traces fossiles "attestant" de son ancienneté, Bathybius est peu à peu devenu une vraie star. Pourtant, sa gloire sera de courte durée...

Suite dans l'épisode III: la chute de Bathybius



Sauf mention contraire, je suis l'auteur des photos, qui ne sont pas libres de droit.

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Bibliographie:
 
Huxley T., 1868. On some Organisms living at great depths in the North Atlantic Ocean. Journal of Microscopical Science 8,203-215.

Lucien Laubier, 1992. Vingt Mille Vies sous la Mer. Ed. Odile Jacob, Paris, 336 pp.

Rehbock P., 1975. Huxley, Haeckel, and the Oceanographers: the case of Bathybius haeckelii. Isis 4,  504-533.

Rupke N., 1976. Bathybius haeckelii and the psychology of scientific discovery. Studies in History and Philosophy of Science 7(1), 53-62.


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