L'épopée de Bathybius 3/3: La chute

Nous sommes au début de l'année 1875. Bathybius haeckelii, découvert sept ans plus tôt par Thomas Huxley, a une réputation plutôt bien établie. Observé à plusieurs reprises par différents biologistes, son existence et sa place dans le vivant, comme l'organisme "minimal", le plus simple, le plus primordial connu, sont largement acceptées, malgré quelques discussions et quelques détracteurs.
Ernst Haeckel, éminent savant allemand à qui Huxley a dédié sa découverte, en est le plus fervent défenseur. Ensemble, d'après leurs études sur ce protoplasme et les travaux de Haeckel sur sa vision de l'évolution, ainsi qu'avec les diverses observations de Bathybius de la part de leurs collègues, qui suggèrent une large répartition dans l'espace et le temps, ils en sont venus à une conclusion folle mais pas si invraisemblable: ils ont élucidé le mystère de l'apparition de la vie.

Mieux encore: Haeckel, avec sa théorie de la récapitulation, avait prédit l'existence d'un tel organisme. Pour lui, il s'agit d'un argument de poids en faveur de la validité de sa théorie, selon laquelle on peut lire les grandes étapes de l'évolution d'un organisme à travers son développement et sa complexification progressive.

Malheureusement pour eux, c'est bientôt la fin de la belle histoire de Bathybius: ils l'ignorent encore, mais une lourde désillusion est déjà en chemin.

Celle-ci prendra la forme d'une expédition océanographique, la plus ambitieuse jamais entreprise jusqu'alors. Le navire H.M.S. Challenger (comme l'irascible professeur du roman de Conan Doyle, coïncidence?), une frégate anglaise de 2 300 tonnes, mit les voiles le 21 décembre 1872 pour un voyage de plusieurs années autour du monde. Son objectif: récolter un maximum d'informations sur les fonds abyssaux.

Le H.M.S. Challenger en Arctique, par W. F. Mitchell, 1881.


Les recherches effectuées à bord du Challenger étaient diverses et empiriques, centrées aussi bien sur l'océan profond et les fonds marins eux-mêmes que sur la vie qui les peuple.
A cette fin, une grande diversité de méthodes exploratoires furent mises en œuvre: sondages, prélèvements d'eau et de sédiments, chalutages profonds, dragages... Presque toutes les eaux du globe furent étudiées et prospectées.
L'expédition permit d'impressionnantes avancées dans la connaissance des fonds marins: découverte de plusieurs milliers d'espèces abyssales, de l'existence des nodules polymétalliques, ainsi que de la fosse des Mariannes, ou encore de la dorsale médio-atlantique.

Par ailleurs, même si l'étude de Bathybius haeckelii n'était pas un des objectifs premiers de l'expédition du Challenger, on s'attendait à ce qu'elle permette d'en apprendre plus sur cet organisme.

Le directeur de l'expédition n'était autre que Sir Wyville Thomson, qui avait déjà observé Bathybius en 1869; il fut même l'un des premiers à affirmer qu'il semblait capable de mouvement. Toutefois, depuis, il avait mis de l'eau dans son vin, et développé quelques suspicions. L'hétérogénéité des descriptions de Bathybius le poussa à mettre en doute le fait qu'elles concernent toutes un seul et même organisme, ou même un organisme tout court, bien qu'il n'ait pas rejeté l'idée que quelque chose de vivant et de très primitif existe réellement dans cette gelée. Il doute également de la production des coccolithes par Bathybius, les considérant, comme Carter et Wallich, comme des résidus d'un organisme planctonique de la surface, que Bathybius incorporerait à sa matrice, peut-être pour se nourrir. Même s'il met en doute certaines opinions dominantes au sujet de ce monère, il semble donc tout de même resté assez convaincu de son existence.

La communauté scientifique, tant à bord du navire qu'à l'extérieur, s'attendait donc logiquement à ce que du Bathybius frais, ou même vivant, soit observé lors de l'expédition, d'autant que des quantités considérables de ce protoplasme étaient supposées vivre dans les sédiments abyssaux du monde entier.

L'équipage et un biologiste du Challenger examinant le contenu d'une drague, par W. H. Overend, 1887.


Et pourtant... Rien. Les dragages se succédèrent, les découvertes de nouvelles espèces abyssales se multiplièrent; en revanche, aucune trace de Bathybius. Durant les trois premières années, de 1872 à 1875, il fut recherché avec insistance à chaque remontée de la drague, sans résultat. Presque comme s'il n'existait pas...

Enfin, en Mer de Chine Orientale, au début de l'année 1875, on retrouva, de manière inattendue, la trace de Bathybius.
 
Le chimiste de l'expédition, J. Y. Buchanan, effectua quelques expériences afin de révéler des traces, même extrêmement ténues, de Bathybius, en évaporant l'eau d'échantillons remontés des abysses, puis en chauffant le résidu. L'absence de carbonisation qu'il observa indiqua que les échantillons ne contenaient pas de matière organique.
Dans le même temps, John Murray, chargé de la gestion des données physiques et géologiques (et donc de leur conservation), plaça des échantillons de sédiments marins dans l'alcool, comme l'avait recommandé Huxley.
Et là, surprise: une fois le sédiment immergé dans l'alcool, Bathybius apparaissait!
Ou plutôt, comme le décrivit Buchanan, apparaissait une substance visqueuse, "comme du mucus coagulé, correspondant en tout point, à part le mouvement, aux descriptions de l'organisme".
Or les expériences conduites par le chimiste, qui démontraient l'absence de matière vivante dans les échantillons, lui suggérèrent que cette gelée devait être de nature inorganique.

Analysant la substance, il découvrit qu'il s'agissait de sulfate de calcium (comme le gypse), qui précipitait lorsque l'on ajoutait de l'alcool dans ces échantillons de vase riche en eau, en soufre (issu de la décomposition d'organismes vivants) et en calcium (issu des squelettes de ces organismes, comme les coccolithes). En présence de quantités d'alcool relativement modestes, ce sulfate de calcium formait de petits cristaux, produisant les "agrégats de granules" observés par Huxley et Haeckel, tandis qu'en présence d'un fort excès d'alcool, le précipité formait un gel colloïdal amorphe, la "matrice" de Bathybius.

Ainsi, il fut démontré que Bathybius n'avait rien de vivant: un précipité chimique, un simple artefact dû à la méthode de conservation des échantillons de sédiments.

Le 9 Juin 1875, Sir Wyville Thomson informa Huxley des conclusions du chimiste à travers une longue lettre. Alors que Thomson n'excluait peut-être pas encore que Bathybius existe réellement, au moins sous certaines des formes observées, Huxley fut prompt à admettre son erreur et à publier dans Nature un démenti de sa découverte.

Malgré le démenti immédiat de Huxley, la véritable nature de Bathybius fut sujette à controverse. Ernst Haeckel, en particulier, accusa difficilement ce coup dur. Il faut dire que, sans Bathybius, sa théorie perdait la validation qui lui donnait sa crédibilité, tout comme sa classification: si Bathybius perdait son statut d'être vivant basal, cela compromettait la position et la réalité de tout le groupe des Monères, son arbre-échelle du vivant perdant donc tout bonnement sa racine.
C'est pourquoi il s'opposa ouvertement au retrait de Huxley, considérant les éléments apportés par l'expédition du Challenger comme trop limités pour invalider l'existence du protoplasme abyssal: pour lui, Bathybius existait bel et bien, et s'il n'avait pas été observé sur le Challenger, c'était parce que sa distribution géographique était simplement plus limitée que ce qui avait été annoncé (par lui, notamment). Haeckel persista sur ses positions, au moins jusque dans les années 1880, continuant d'en parler dans ses ouvrages de vulgarisation comme d'un organisme réellement existant.

Pedigree of Man, par Ernst Haeckel, 1874. Tout en bas, les Monères.

Épilogue

Par la suite, Bathybius tomba plus ou moins dans l'oubli. Son existence ne fut plus défendue dans un contexte académique. Il ne fut plus évoqué que dans quelques travaux d'histoire des sciences, et dans de nombreux écrits d'adversaires de la théorie de l'évolution qui instrumentalisèrent l'erreur pour décrédibiliser le darwinisme.

La question de l'origine des coccolithes sera définitivement réglée par Lohmann en 1902, qui donnera partiellement raison à Wallich, Carter et Wyville Thomson en démontrant qu'ils proviennent bien de la sédimentation de squelettes d'organismes planctoniques vivant en surface des océans. Il nommera cette nouvelle classe les Coccolithophoridae, des "algues" unicellulaires dont les coccosphères constituent l'exosquelette. 

Mise en garde contre les biais qui apparaissent quand la recherche de cohérence prend le pas sur les questionnements, influence de la méthodologie sur les résultats observés, nécessité de croiser des sources, de répéter l'expérimentation, importance des données de terrain... Les enseignements à tirer de la fausse découverte de Bathybius, et (surtout) des réactions qu'elle a suscitées, sont variés.

Elle n'est pas, en revanche, un élément de preuve contre la théorie de Darwin, qui n'est en rien une cosmogonie, ni une tentative d'explication de l'apparition de la vie. Tout au plus la logique de cette théorie implique-t-elle, comme l'écrit Darwin en conclusion de De l'Origine des Espèces, que la vie est d'abord apparue "sous un petit nombre de formes, ou sous une seule", sans autre hypothèse sur celle-ci.

Ce que Bathybius met à mal, c'est la vision d'une évolution orientée et unidirectionnelle, allant forcément vers une complexification progressive, et la possibilité de retrouver des formes actuelles "ancestrales" par rapport à d'autres.
Cette synthèse de l'évolution, fortement teintée de principes lamarckiens (apparition en continu de la vie par génération spontanée, dont l'abiogenèse est une variante, complexification progressive, existence de différents "degrés d'évolution" à une même époque) fut le terreau idéal pour Bathybius. Si des biologistes aussi renommés et expérimentés que Huxley, Haeckel ou Wyville Thomson ont pu commettre une telle "erreur de débutant", c'est probablement parce que ce qu'ils ont observé collait trop parfaitement avec ce que leur vision de l'évolution leur avait fait imaginer.

Toutes les images utilisées dans cet article appartiennent au domaine public.

Bibliographie

Charles Darwin. On  the Origin of  Species by means of Natural Selection, or the Preservation of favoured races in the struggle for life. Oxford University Press, London, 454pp., 1905.

Henri Daudin. Cuvier et Lamarck: les classes zoologiques et l'idée de série animale (1790-1830), Tome 1.  Ed. des Archives Contemporaines, Paris, 338 pp, 1983.

Sir Arthur Conan Doyle. Le monde perdu (trad. Louis Labat). Ed. Hachette, Paris, 285 pp., 1931.

Huxley T., 1868. On some Organisms living at great depths in the North Atlantic Ocean. Journal of Microscopical Science 8,203-215.

Lucien Laubier, 1992. Vingt Mille Vies sous la Mer. Ed. Odile Jacob, Paris, 336 pp.

Rehbock P., 1975. Huxley, Haeckel, and the Oceanographers: the case of Bathybius haeckelii. Isis  (4), 504-533.

Rupke N., 1976. Bathybius haeckelii and the psychology of scientific discovery. Studies in History and Philosophy of Science 7(1), 53-62.




Commentaires