L'épopée de Bathybius 1/3: la découverte (Histoire des Sciences)

Je n'ai pas besoin de vous présenter Sir Arthur Conan Doyle, l'illustre romancier écossais, père des aventures du célèbre Sherlock Holmes. Toutefois, l’œuvre que je vais brièvement évoquer ici ne met pas en scène le fameux détective; il s'agit de The Lost World (le Monde Perdu). Outre l'histoire qu'il narre, celle d'une expédition vers un plateau amazonien peuplé de formes de vie préhistoriques, qui a fait rêver plus d'un nerd passionné de dinosaures et de paléontologie (y compris moi), l'intérêt de ce roman est le foisonnement de références à des débats, théories, auteurs et découvertes scientifiques de l'époque (fin du XIXe-début du XXe siècle). Il m'arrive, de ce fait, de le relire très fréquemment, car à chaque fois un nouveau détail attire mon attention. C'est justement ainsi que je remarquai récemment une phrase du professeur Summerlee (un des personnages principaux) évoquant "la controverse sur la véritable nature de Bathybius", sur laquelle j'étais toujours passé sans y prêter attention, tout en ignorant parfaitement ce qu'étaient le "Bathybius" et la controverse en question.

Bizarrement tombée dans l'oubli, cette affaire, qui enflamma la communauté scientifique anglo-saxonne à partir de 1868, et se termina aussi brutalement qu'elle avait commencé en 1875, fut une fascinante saga, pleine de suspense et de rebondissements.
L'épopée de Bathybius, c'est l'excitation fébrile des découvertes majeures, l'âpreté de débats passionnés, et la douche glacée des plus lourdes désillusions. En toile de fond, l'une des quêtes les plus obsédantes de l'esprit humain: comprendre l'origine de la vie sur Terre.

Contexte

Même si la publication de De l'Origine des Espèces par les moyens de la sélection naturelle* de Charles Darwin (1859), est alors toute récente, l'idée d'évolution ne l'est pas. Il fut le premier à proposer une théorie testée et testable expérimentalement sur le "comment" de l'évolution, validant du même coup son existence. En revanche, d'autres biologistes, notamment Jean-Baptiste de Lamarck, cinquante ans plus tôt, avaient déjà théorisé le phénomène, sans toutefois s'exprimer sur la question de "comment" il se produisait. Darwin a donc apporté des éléments de réponse à la question du moteur de l'évolution, mais n'a pas découvert le phénomène lui-même.
D'ailleurs, les premières interprétations et applications de la théorie de Darwin par ses pairs, comme nous aurons l'occasion de le voir, furent fortement teintées de ce terreau lamarckien.

Même si le titre de son livre "l'Origine des espèces" peut porter à confusion, Charles Darwin n'émet pas d'hypothèse nette sur l'origine de la vie (ce livre ne parle pas de l'origine des organismes vivants, mais de ce qui les conduit à se diversifier en espèces différentes).
Pourtant, cette question est un débat au centre des préoccupations de nombreux biologistes de l'époque. 1859, c'est aussi l'année où Pasteur réfute expérimentalement la génération spontanée, à laquelle adhérait jusque-là en majorité la communauté scientifique, y compris Lamarck (pour qui des organismes vivants très simples apparaissaient en continu par génération spontanée, puis se complexifiaient).

Néanmoins, dans le même temps, se développe une théorie, défendue, notamment, par Ernst Haeckel et par Thomas Huxley, appelé "abiogenèse". Il s'agit d'une variante de génération spontanée, basée sur le postulat que l'existence de la vie sur Terre implique forcément que, quelque part dans l'espace et dans le temps, de la matière vivante s'est formée à partir d'éléments abiotiques.

Ces deux fervents défenseurs de la théorie darwinienne considéraient que, la vie s'étant progressivement complexifiée au fil de son évolution (concept lamarckien, mêlé à ceux de Darwin dans leur vision de l'évolution), c'est par les formes de vies les plus simples (donc, d'après ce raisonnement, les plus primitives), que l'on pourrait approcher la frontière entre vivant et non-vivant.

Aussi Haeckel s'intéressa-t-il aux protistes (règne qu'il créa pour y placer les organismes unicellulaires qu'il ne pouvait identifier ni comme des végétaux, ni comme des animaux), et notamment à ceux qu'il  considérait comme les plus simples et primitifs d'entre eux, les "Monères": des cellules sans noyau, parfois sans membrane cellulaire et sans organites ou presque (d'après ses observations).

Pour lui, comme pour Huxley, la forme de vie la plus simple devait n'être qu'un protoplasme (cytoplasme nu) indifférencié, sans membrane, ni noyau, ni organites, se reproduisant par division. Le choix du protoplasme plutôt que de la membrane comme entité primordiale de la cellule était basé sur les travaux de Haeckel lui-même, avec la description de Protamoeba, et ceux de Schultze et Anton de Bary sur les Mycetozoa dépourvus de membranes (dont l'apparente simplicité est une erreur d'interprétation).

La "découverte" de Bathybius


En 1868, Huxley publie les résultats d'observations qu'il a menées sur des échantillons de sédiments profonds conservés dans de l'alcool, récoltés dans l'Atlantique nord en 1857 par le HMS Cyclops, un navire envoyé pour étudier le fond marin de la région en vue de l'installation d'un câble télégraphique. Il observe, dans ces sédiments, outre les foraminifères (des organismes unicellulaires à coquille, déjà bien connus), quantité de microscopiques structures en disques, les coccolithes, et remarque qu'ils sont identiques à des structures auparavant observées dans de la craie.
 Il observe également des sphères composées de ces coccolithes, les coccosphères, en beaucoup moins grand nombre.

Coccosphères, coccolithes et Bathybius (en haut à gauche), par Huxley, 1868

Il note, par ailleurs, la présence "d'innombrables petites boulettes d'une substance transparente et gélatineuse", dont la taille varie entre des grains visibles à l’œil nu et d'autres à peine observables au microscope, et contenant des agglomérats de granules dont la taille et la forme varie, mêlés à des coccolithes. Essayant empiriquement divers réactifs, Huxley remarque que la teinture d'iode teint les granules, mais pas la gelée, en jaune, que l'acide dilué dissout les granules, mais n'affecte pas la matrice gélatineuse, et qu'une solution de soude fait gonfler cette matrice.
Il observe par ailleurs que les agglomérats de granules portent souvent des coccolithes sur leur surface, ou en contiennent, et que celles qui sont à l'intérieur des granules sont toujours petites et incomplètes.

Huxley, fort de ces observations pour le moins intrigantes, interprète cette matrice gélatineuse comme un organisme vivant: un protoplasme libre, où il n'a décelé ni noyau, ni membrane, ni organites, excepté les granules. Par ailleurs, il interprète les coccolithes comme des éléments squelettiques de cet "organisme" (comparables aux spicules des éponges), les granules comme les unités sécrétant ces éléments, et les coccosphères comme des structures indépendantes produites par la chose, potentiellement vouées à la reproduction.

Il considère ce nouvel organisme, qu'il baptise Bathybius haeckelii en hommage à son collègue, comme une forme de vie, la plus simple et la plus primitive qui soit. Il la compare même très explicitement à l'Urschleim, la "gelée primitive" imaginée par Haeckel comme la forme de vie primordiale, un "chaînon manquant" entre le vivant et le non-vivant.

Bathybius haeckelii Huxley, 1868, d'après Haeckel (1870)


Suite dans l'épisode II: Le triomphe de Bathybius

*traduction littérale du titre original

source image de la planche de Huxley: https://mathcs.clarku.edu/huxley/SM3/bathy.html 
source image de Bathybius haeckelii: wikipedia.de 

Bibliographie 

Sir Arthur Conan Doyle. Le monde perdu (trad. Louis Labat). Ed. Hachette, Paris, 285 pp., 1931.

Henri Daudin. Cuvier et Lamarck: les classes zoologiques et l'idée de série animale (1790-1830), Tome 1.  Ed. des Archives Contemporaines, Paris, 338 pp, 1983.

Huxley T., 1868. On some Organisms living at great depths in the North Atlantic Ocean. Journal of Microscopical Science 8,203-215.

Lucien Laubier, 1992. Vingt Mille Vies sous la Mer. Ed. Odile Jacob, Paris, 336 pp.

Rehbock P., 1975. Huxley, Haeckel, and the Oceanographers: the case of Bathybius haeckelii. Isis  (4), 504-533.

Rupke N., 1976. Bathybius haeckelii and the psychology of scientific discovery. Studies in History and Philosophy of Science 7(1), 53-62.

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