Dissertation anatomique autour d'une araignée mortellement blessée

 Hier matin, j'ai trouvé une araignée bien mal en point. C'était une jeune Segestria florentina avec une importante blessure au niveau de l'abdomen. Je l'ai récupérée pour la réhydrater et tenter de la remettre sur pied, mais, malgré mes efforts, elle est morte en fin d'après-midi. Même si j'aurais, évidemment, largement préféré la voir survivre et récupérer, sa fin de vie a été une excellente occasion d'observer et documenter ce qui se passe lors d'un moment critique de la vie d'une araignée: une blessure sérieuse. 

Une jeune Segestria florentina, malheureusement mortellement blessée

Pourquoi la "death curl"?

La chose qui m'a fait remarquer cette araignée et constater immédiatement sa détresse, était sa position: les pattes toutes recroquevillées, les extrémités recourbées sous le corps. L'animal était incapable de les étendre et de bouger normalement. Cette position, c'est ce que les éleveurs de mygales du monde anglophone ont surnommé "death curl" (que l'on pourrait traduire par "crispation de mort"). C'est celle que l'on retrouve chez les araignées mortes et desséchées, en faisant le ménage, ce qui mène souvent à supposer qu'elle est induite par la dessication. En fait, la "death curl" apparaît dès la mort de l'araignée, et même avant; son origine est mécanique et physiologique.

Les pattes recroquevillées, extrémités recourbées sous le corps: c'est la "death curl", qui indique que l'araignée est mourante ou morte

Les arachnides ne sont pas dotés de vaisseaux sanguins comme les vertébrés: leur système circulatoire est ouvert, les organes internes baignant directement dans l'hémolymphe. En plus de son rôle physiologique (transport des gaz de respiration et des nutriments), le système circulatoire joue un rôle mécanique dans le mouvement des appendices (pattes, pédipalpes et pièces buccales). La flexion de ceux-ci se fait par les muscles ancrés au niveau des articulations, mais l'extension est assistée par l'injection (à l'aide de muscles dans le céphalothorax) d'hémolymphe dans la partie qui doit bouger, comme un système de vérins hydrauliques.

Sur une araignée morte, les muscles de son céphalothorax se relâchent, et la pression de l'hémolymphe dans les pattes diminue. Elle adopte donc toujours cette position de mort, à moins qu'elle se trouve immergée dans l'eau ou artificiellement étalée.

Cependant, si une araignée vivante perd beaucoup d'hémolymphe et/ou se retrouve en état de déshydratation critique, elle devient incapable d'étendre ses appendices: elle se retrouve donc aussi en "death curl". C'est pour cette raison que, lorsqu'on trouve une araignée encore vivante dans cette position, tenter de l'abreuver en déposant des gouttes d'eau sur ses pièces buccales peut s'avérer efficace; elle est peut-être simplement très déshydratée.

Gestion des blessures chez les araignées

Ce n'était, cependant, pas le cas de cette ségestrie: ici, la "death curl" était induite par une blessure au niveau de l'abdomen, qui a entraîné une hémorragie importante. Par rapport à un système fermé, où les blessures peuvent aisément être rebouchées si les vaisseaux touchés ne sont pas trop nombreux ou trop importants, l'inconvénient d'un système circulatoire ouvert est qu'une déchirure dans le tégument peut très facilement provoquer une hémorragie fatale.

En cas de large perforation de l'abdomen, comme ici, il est malheureusement très fréquent que la perte d'hémolymphe soit trop importante pour que l'araignée survive

Évidemment, les araignées sont dotées de dispositifs minimisant les saignements. Les appendices, particulièrement exposés aux blessures (ils servent à attraper les proies, et sont aussi souvent saisis par les prédateurs), sont dotés de sphincters au niveau de certaines articulations, qui se referment immédiatement en cas de blessure ou d'arrachage.

Si l'araignée avait survécu, la patte I manquante, du côté gauche, aurait pu repousser. Notez la goutte d'hémolymphe coagulée au niveau du point d'amputation.


Ces sphincters se situent d'ailleurs au niveau de points de rupture prédéfinis, qui permettent à l'araignée, si elle est saisie ou envenimée au niveau d'une patte par un assaillant, de s'en séparer pour sauver sa vie. Si l'animal n'a pas encore fini sa croissance, les appendices arrachés repousseront: en "version miniature" à la mue suivante, puis totalement régénérés après une seconde mue.


La patte I droite de cette jeune Hogna radiata est plus courte que la gauche et n'a pas sa couleur définitive, car elle est en train de se régénérer; elle a repoussé à sa dernière mue, et reprendra sa longueur et couleur normale à la prochaine.


Les sphincters des articulations ne sont pas les seuls outils de cicatrisation à la disposition de l'araignée. L'hémolymphe des arthropodes, comme le sang des vertébrés, est capable de coagulation, qui va limiter l'hémorragie, amorcer la cicatrisation, et aussi nettoyer la plaie à l'aide de protéines à rôle immunitaire. Ce phénomène permet à l'araignée de survivre en cas de perforation de l'abdomen ou du céphalothorax. Cependant, les déchirures importantes au niveau de l'abdomen conduisent malheureusement souvent à une hémorragie rapide et fatale avant que la coagulation ait eu le temps de se produire.

Enfin, le coût énergétique pour récupérer d'un tel évènement est énorme; même si la coagulation arrête le saignement à temps, l'araignée peut encore mourir d'épuisement. Il semble que ce soit ce qui s'est produit ici: au moment où elle a cessé de bouger, sa blessure ne perdait plus d'hémolymphe...

On peut constater que l'hémolymphe avait déjà coagulé au moment où l'araignée est morte, et que la blessure ne saignait plus; cela ne lui a malheureusement pas suffi pour y survivre.

Sources papier:

Platnick N., Spiders of the World: a Natural History. Ed Ivy Press, 2020.

Bee L., Oxford G., Smith H. Britain's Spiders: A Field Guide. ED. Princeton Press, 2020.

Le reste des références est intégré au texte; les mots en vert sont cliquables et vous redirigeront vers les sources.

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Commentaires

  1. Une fois de plus, grâce à cette publication, je découvre des savoirs qui augmente encore mon émerveillement en contemplant le monde du vivant. Si les humains mettaient leur énergie au service de la connaissance du vivant, nous serions dans un monde bien plus paisible que celui où nous évoluons à l'heure actuelle...

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