La Quête de la Salamandre (Doubs, 25), Avril 2018: épisode I

Avertissement: Certains des endroits présentés dans cet article sont des sites fragiles, protégés et/ou dangereux. Respectez le lieu, sa biodiversité et les consignes de sécurité indiquées sur place. Assurez-vous que quelqu'un soit au courant de votre position exacte si vous vous y aventurez seul. 

Si vous êtes un tant soit peu naturaliste, ou si vous en avez dans votre entourage, vous le savez: nous sommes des maniaques. Des obsessionnels qui n'ont de cesse, à la moindre occasion, de courir la campagne comme des apprentis dresseurs Pokémon aux abois, à la recherche d'espèces rares, étranges, ou qu'ils n'ont tout simplement pas encore rencontré.
Une conséquence de cette compulsion est que nous avons tous un (ou plusieurs) "Moby  Dick": une espèce que le naturaliste, tel un Capitaine Achab se consumant dans sa quête monomaniaque, a passé un nombre invraisemblable d'heures à rechercher en vain.
Ce n'est généralement pas une espèce particulièrement rare. Il n'y a rien de frustrant à ne pas croiser la perle rare sous toutes les pierres, c'est normal. "Moby Dick", c'est plutôt une que tout le monde a déjà vu, que certains croisent même régulièrement dans leur jardin, et que tout le monde considère comme assez ordinaire, sauf vous.

Parmi mes "Moby Dick" personnels, la salamandre tachetée (Salamandra salamandra) figure en bonne place. Cet amphibien urodèle (ou Caudata, le groupe des salamandres et des tritons; il porte ce nom car, contrairement aux Salientia, grenouilles et crapauds, les Caudata conservent une queue à l'âge adulte) est considéré comme le plus répandu en France; il peuple la plupart des forêts de l'hexagone, de la plaine à la haute montagne, avec une préférence pour les forêts de feuillus humides et riches en cachettes.
Évidemment, j'ai déjà vu les larves, qui ressemblent aux adultes en plus petit, avec des branchies derrière la tête, et qui vivent dans les eaux fraîches et peu profondes des zones ombragées. En revanche, alors que j'en cherche depuis des années, je n'ai encore jamais croisé de spécimen adulte, du moins jamais autrement qu'à l'état de carpette sur une route forestière.

En avril dernier, j'ai eu l'occasion de passer quelques jours de vacances dans le Doubs. Au printemps, les Urodèles, y compris les salamandres, sortent de leurs caches d'hivernage et migrent vers les points d'eau pour se reproduire; c'est une bonne période pour les observer, surtout après la pluie. Il avait plu peu avant notre arrivée, les chances d'observer des Urodèles étaient donc plutôt bonnes.

La tourbière de Frasne et ses environs

La tourbière de Frasne est un endroit magnifique, que j'apprécie particulièrement. En raison du climat de la région, de son altitude (850 m environ) et de l'origine glaciaire de cet écosystème, on y trouve une faune, une flore et des paysages particuliers, proches de ce que l'on retrouve aujourd'hui bien plus au nord, en Finlande par exemple.
La tourbière elle-même est accessible par un parcours très bien entretenu de pontons de bois (desquels il est interdit de descendre pour raisons de sécurité et de préservation du site), et les forêts alentour sont sillonnées de nombreux petits sentiers.
Dès l'arrivée sur le parking, les fleurs sauvages printanières nous accueillirent.

Anemone sylvestris

Primula sp. (P. elatior?)


La tourbière elle-même est encore peu spectaculaire en cette saison. Les plantes n'ont pas encore vraiment repris leur croissance, ce qui facilite l'observation des reptiles. Deux espèces en particulier sont emblématiques de la tourbière, toutes deux parmi les squamates les plus nordiques du monde, que l'on retrouve jusqu'au cercle polaire: la vipère péliade Vipera berus (un autre de mes "Moby Dick", que j'espérais observer) et le lézard vivipare Zootoca vivipara. 
En bon "Moby Dick" qui se respecte, la vipère péliade brilla par son absence; ma fiancée parvint à en repérer une, qui disparut sous le ponton avant que j'aie pu l'apercevoir. Le lézard vivipare, très abondant, se montra plus coopératif.

Zootoca vivipara
On trouve, dans la tourbière vivante (là où le tapis de sphaigne et de tourbe ne touche pas encore le fond de l'eau), plusieurs espèces de plantes carnivores; en cette saison, la seule qui soit observable est Sarracenia purpurea, une espèce nord-américaine implantée là dans les années 1950. Ses feuilles-piège en urnes perdurent pendant l'hiver, et restent donc visibles toute l'année. En cette saison, seules les urnes de l'année précédente, rougies par le froid et le soleil, sont là; les nouvelles n'ont pas encore poussé. L'expansion de cette plante très prolifique est contrôlée, faute de quoi elle envahirait la tourbière vivante et risquerait d'étouffer des plantes plus petites et à croissance plus lente. Elle est donc restreinte à une zone où poussent plusieurs énormes touffes âgées.

Sarracenia purpurea
Nous quittâmes ensuite les tourbières pour explorer la forêt environnante. Étant presque uniquement composée de conifères (essentiellement des sapins) sur un sol acide riche en tourbe, il ne s'agit pas vraiment de l'habitat favori des salamandres. Je ne manquai toutefois pas de soulever les nombreux débris de bois qui jonchaient le sol, car on y trouve toujours des animaux intéressants.
Cela me permit de découvrir quelques arthropodes amateurs d'humidité, comme de minuscules Opilions Nemastomatidae (3 mm), et des Polydesmes (Myriapodes).

Polydesme

Nemastomatidae
Soudain, je sautai de joie: j'aperçus, recroquevillé sous une souche vermoulue, un petit urodèle:

Ceci n'est pas une salamandre
Bien entendu, il ne me fallut pas plus de quelques secondes pour réaliser que ce minuscule (7cm) animal n'était pas une salamandre. Je ne pus pas, pour autant, me considérer déçu: avec ses taches bleu pétrole, sa ligne orangée le long du dos et sa face ventrale vermillon, le mâle triton alpestre Ichtyosaura alpestris est au moins aussi joli.  Celui-ci était encore en phase terrestre (avant qu'il ne rejoigne le milieu aquatique pour se reproduire). Joli, certes, mais épouvantablement remuant: une vraie plaie à photographier! C'est pourquoi je dois m'excuser pour le cadrage des photos, et pour avoir dû le tenir (délicatement) en main pour photographier la face ventrale. Bien évidemment, je me suis mouillé les mains avant, pour préserver l'humidité protectrice de sa peau. Les tritons produisent, pour se défendre, un liquide laiteux irritant pour les muqueuses; il est donc conseillé de se rincer également les mains après.

Sa livrée noire et bleu sombre le camoufle efficacement sur le sol riche en tourbe

La face ventrale orange à rouge, bordée de petits points, est caractéristique de cette espèce.
Ce magnifique petit triton (première rencontre avec cette espèce pour moi), moins répandu que sa cousine jaune et noire, couronna agréablement une belle journée, et compensa largement l'absence de salamandres et de vipères péliades. La tourbière des Frasne est décidément un merveilleux terrain de jeux: chaque visite que j'y effectue me permet d'ajouter au moins une nouvelle espèce à mon Pokédex.

Bientôt l'épisode II (avec des grottes, des araignées et d'autres urodèles)!

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